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JMG

Avant l’heure, c’est déjà plus l’heure…


Une nouvelle de circonstance, exhumée du recueil «Tourments»...


Le grand jour est enfin arrivé. Elle l’a attendu évidemment avec une certaine fébrilité, doublée d’une crainte certaine. Elle sait qu’en ce dimanche matin, à 10h00, sa vie va prendre un tournant décisif, mais elle ne sait pas encore lequel.


Lui, aussi, est nerveux. Depuis qu’il a reçu cet appel, il compte les heures qui le séparent de ce rendez-vous avec elle. Elle l’attend à la terrasse de ce café où ils ont leurs habitudes, à l’heure où les cloches de l’église voisine battront le rappel des fidèles. Il y avait, dans le ton qu’elle avait employé, comme un air d’ultimatum. Rien de spécialement réjouissant à première oreille.


Cela fait plusieurs mois qu’elle s’interroge sur son avenir. Professionnel, personnel… Son métier, très enrichissant, ne lui procure plus vraiment le même plaisir qu’au début. Sa relation sentimentale, très intense les premières années, commence elle aussi à battre de l’aile. Rien de bien dramatique, encore, mais les premiers signes sont suffisamment alarmants pour ne pas laisser se délabrer la situation.


Il n’avait rien vu venir. Depuis quelque temps, certes, il avait bien ressenti un petit changement dans la nature de sa relation avec elle. Mais il avait mis ça sur le compte d’une évolution normale après quelques années de vie commune. Son travail à lui était aussi très prenant et ses horaires ne lui laissaient guère le temps de s’appesantir sur sa propre vie et ses vicissitudes.


Elle voulait à tout prix faire le point sur sa vie. Sur leurs vies. Dans son sac, la clé d’un grand appartement situé en Suisse. Elle et lui y ont des relations aussi bien professionnelles que privées. Elle a fait l’acquisition de cet appartement il y a deux semaines, à son insu, et elle souhaite partir y vivre avec lui. Partir. Là, tout de suite. Pas le temps de réfléchir. Le plein de la voiture est fait, ses bagages sont dans le coffre. Tout juste lui laisserait-elle le temps de repasser chez lui prendre une valise. C’est du quitte ou double. Soit il accepte et ils laissent tout derrière eux pour s’offrir, ensemble, une nouvelle vie de l’autre côté des Alpes. Soit il refuse et alors elle laisse tout derrière elle pour s’offrir, seule, une nouvelle vie de l’autre côté des Alpes. Un rendez-vous, deux options. Pas une de plus.


Depuis qu’il a reçu ce coup de fil, il a pris le temps de repenser à tout son quotidien. Et quel que soit le bout par lequel il considère la question, il se rend compte à quel point sa vie est auprès d’elle. Et si elle a impérativement exigé qu’il soit là ce dimanche à 10 heures précises, et si elle lui a expressément fait comprendre qu’ils auraient à parler et à prendre une décision importante, ce n’était certainement pas pour choisir la couleur des rideaux du salon.


Elle est du genre très à cheval sur les horaires. Et plutôt catégorie pur-sang que cheval de trait. Elle ne supporte pas le moindre retard au moindre rendez-vous. Avec elle, le quart d’heure réglementaire ne dure guère qu’une minute. Elle commence alors rapidement à perdre patience. Dans le meilleur des cas, elle reste jusqu’à ce que son rendez-vous n’arrive, mais elle lui fait passer pour toujours l’envie de recommencer à être aussi laxiste avec le temps. Dans son milieu professionnel, elle a acquis une terrible réputation en la matière. De nombreux contrats ont failli capoter par son intransigeance, mais elle a eu aussi l’occasion de renégocier des prix très intéressants par cette seule exigence. Tout le monde a fini par s’y faire. Même lui. A 09h59, elle est là, assise à la terrasse de ce café.


Il s’est habillé comme pour un premier rendez-vous galant et a même prévu de passer chez un fleuriste pour acheter un beau bouquet.


A 10h05, elle commence déjà à s’impatienter. Mais que fait-il? Il sait pourtant très bien que le mot «retard» ne fait pas partie de son vocabulaire. A-t-il, lui aussi, décidé de la tester, de la mettre à l’épreuve? Elle ne veut pas croire qu’il ne mesure pas l’importance de ce rendez-vous et qu’il cherche simplement à la narguer.


Cravate rouge, ou bleue? Il hésite encore. Il veut faire bonne impression. Meilleure que la première fois. Elle serait alors sous le charme dès qu’il arriverait et il ne doute pas que cela contribuerait à l’amadouer. Il la connait depuis tellement d’années et il sait que derrière ses apparences de femme d’affaires intraitable se cache une femme, tout court, avec ses faiblesses et ses coups de cœur. La cravate a toujours déclenché en elle une attirance particulière auprès de la gent masculine. Et il se trouve qu’il la porte très bien… Il choisit finalement la bleue.


L’impatience mêlée de colère laisse place à un début de désillusion. Il est déjà 10h35. Bien sûr, elle est exigeante avec les autres, autant qu’avec elle-même. Mais elle tient à lui bien plus qu’elle n’osait se l’avouer et elle est persuadée qu’en lui fixant un ultimatum, elle parviendra non seulement à révéler la vraie personnalité de celui avec qui elle souhaite plus que tout partager sa vie, mais aussi éclairer la sienne sous un jour nouveau. Pourtant, 35 minutes de retard, cela ressemble à un abandon, un renoncement devant l’obstacle qui semble se dresser devant lui. Elle meurt d’envie d’envoyer un message ou de passer un coup de téléphone pour savoir s’il ne lui est rien arrivé. A quoi bon? Si vraiment il avait eu un empêchement, c’était à lui de le faire savoir…


Un dernier petit coup de peigne et un peu du parfum qu’elle lui a offert: il est en route, rassuré par la fluidité de la circulation en ce dimanche matin. Le fleuriste, en bas de chez lui, lui a confectionné une splendide composition pleine de couleurs et de vie… Pleine d’envies, sans doute aussi, autour de ces anthuriums et hibiscus choisis en toute connaissance de cause.


Une profonde tristesse laisse place à la désillusion. Il ne viendra plus, c’est sûr. 10h53. Bientôt une heure de retard, cela n’a pas de sens. Ce n’est plus du retard, c’était une absence avérée, sans mot d’excuse. Un abandon. La pire de toutes les issues. Celle que l’on prend en peine figure sans aucun moyen de pouvoir l’éviter. Il a choisi. En ne venant pas, il lui fait clairement comprendre qu’il ne souhaite pas aller plus loin dans leur relation. Et cela la touche bien plus qu’elle ne l’aurait cru. Oui, elle l’aime, et elle était persuadée que ce matin, ils se retrouveraient et se donneraient un nouvel élan, en Suisse… ou même ailleurs s’il le souhaitait! Elle se sentait prête à le suivre, n’importe où. Il n’avait qu’à demander. Elle était partante pour mille-et-une concessions, juste pour rester auprès de lui et se sentir plus forte encore. Mais elle se désespère de voir qu’il ne partage plus ce même enthousiasme. Le mot fin est en train de s’inscrire en encre indélébile au bas de la page. Il ne lui reste plus qu’à refermer le livre.


Il a toujours très envie d’elle. Mais dans son bouquet, Il y a aussi du lilas pourpre, symbole des premiers émois sentimentaux. Il voulait de nouveau tomber amoureux d’elle, lui refaire la cour. Il espérait évidemment avec ardeur qu’après ce rendez-vous, il la prendrait par la main et courrait avec elle au hasard des rues voisines, jusqu’à tomber sur le premier hôtel où ils prendraient une chambre pour y passer le reste de la journée et, qui sait, la nuit suivante. Il réussit à se garer à deux rues du lieu de rendez-vous. Il est déjà tout émoustillé…


10h59. Après la tristesse, l’abandon. Elle laisse un billet de 5 euros pour payer son café, prend son sac et se lève lentement, les yeux rougis par des larmes qui sont sur le point de naître. Elle n’a plus qu’à monter dans sa voiture et prendre la direction de la porte d’Ivry. La direction d’ailleurs. Lausanne est à 5 bonnes heures de route. Elle y sera dans le courant de l’après-midi. Plus rien ne presse, de toute façon. La nouvelle vie qui l’attend, elle va la commencer toute seule, avec, au creux du ventre, une rage grandissante qui mettra longtemps à s’apaiser.


En arrivant à la terrasse du café, il ne prête aucune attention à cette silhouette de femme qui disparait au coin de l’immeuble. Son regard balaye les lieux. Un serveur débarrasse une table où quelqu’un a laissé une tasse de café et un sachet de sucre à moitié déchiré. Il attend un instant que la place soit libérée pour s’y installer, posant son bouquet devant lui. Les aiguilles de sa montre indiquent 09h59. Il ne peut pas être plus ponctuel, d’autant plus que ce matin, il a aussi passé dix bonnes minutes à remettre toutes ses pendules, tous ces appareils électroménagers et autres gadgets électroniques à l’heure d’hiver.


Et il sourit en s’imaginant ceux ne l’ayant pas fait et arrivant une heure trop tôt à leurs rendez-vous ou devant attendre une heure de plus le départ de leur train.

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