Brillant politicien pour les uns, grand brasseur de vent pour les autres : le nouveau président du DP détonne dans le paysage politique et sociétal luxembourgeois. Plongée au cœur de la «Bettelmania», un phénomène qui ne dit pas toujours son nom. Entrer dans le bureau de Xavier Bettel, au 1er étage de l’Hôtel de Ville, c’est s’offrir un voyage en dehors du temps et de l’espace. Tableaux multicolores, bibelots en tous genres et photos personnelles se disputent la place, au point que l’on peut presque se demander s’il est encore possible d’en rajouter. «Je m’y sens comme chez moi», explique l’intéressé. Haute en couleur et empreinte d’une impression de bouillonnement permanent : l’image du lieu de travail du bourgmestre de Luxembourg-ville colle en effet parfaitement à celle de son locataire.
À l’aube de ses 40 ans, qu’il aura le 3 mars prochain, Xavier Bettel affiche un parcours politique pour le moins vertigineux, qui lui a déjà occupé plus de la moitié de sa vie. À 18 ans, il est élu vice-président des jeunesses démocratiques libérales, puis président à 21 ans. À 26 ans, il fait son entrée à la Chambre des députés, devient échevin de la Ville de Luxembourg à 32 ans, président de la fraction parlementaire du parti libéral (DP) à 36 ans, bourgmestre de la capitale à 38 ans, président du parti à 39 ans et 11 mois… On imagine que la liste est loin d’être exhaustive quand on connaît la longévité potentielle des politiciens.
«Phénomène». Le mot revient régulièrement à la bouche de ceux – alliés ou opposants – qui observent son ascension fulgurante. La seule lecture du dernier résultat du PolitMonitor Lëtzebuerg semestriel réalisé par TNS-Ilres permet de se faire une idée de son ampleur : Xavier Bettel détrône Jean-Claude Juncker en tant qu’homme politique le plus sympathique dans le «cœur» des Luxembourgeois : 83 % contre 78 %, alors que l’écart était inverse six mois plus tôt (79 % contre 85 % pour le Premier ministre), mais sans commune mesure avec le gouffre qui séparait les deux hommes à l’automne 2011 (59 % contre 84 %).
«Xavier Bettel fonctionne par paliers, observe Charles Margue, directeur des études de l’institut de sondage TNS-Ilres. Après les élections de 2009, il a gagné 10 points. Après être devenu bourgmestre, en 2011, il a fait un bond de 20 points… Et il se maintient. Et ce qui est intéressant, c’est qu’il est perçu par les Luxembourgeois comme aussi sympathique que compétent, alors qu’il y a un écart plus grand entre ces deux critères pour Juncker. J’avoue que moi-même, au commencement, je pensais que Xavier Bettel était plus sympathique que compétent.»
La prochaine livraison du PolitMonitor, en avril prochain, sera évidemment très intéressante sur ce plan-là. «Franchement, je ne sais pas du tout à quoi il faut s’attendre, commente M. Margue. C’est un phénomène qui nous échappe.» Mais quels que soient les chiffres, ils ne constitueront qu’une simple indication ponctuelle, non dénuée, certes, d’une certaine symbolique.
Surtout à un an des prochaines élections législatives, où l’on commence à se demander dans quelle mesure le DP ne pourrait pas effectuer un certain retour en force sur l’échiquier politique après avoir plongé en 2004 et touché le fond en 2009. L’aura de son nouveau président lui servira-t-elle de tremplin ? Romain Hilgert, un des plus grands spécialistes politiques du pays et rédacteur en chef de l’hebdomadaire d’Lëtzebuerger Land, émet quelques réserves. «Quand on entend un discours de Bettel, on l’entend surtout parler de lui-même. Il est difficile de vraiment cerner ses positions politiques. Sans doute même en change-t-il en fonction de son public. Il est plutôt adepte d’une politique clientéliste comme Lydie Polfer ou d’autres politiciens communaux qui seraient prêts à venir réparer eux-mêmes un trottoir défectueux devant la maison d’un de leurs électeurs. Je pense qu’il a surtout du succès grâce à sa personnalité et non pas par ses positions politiques. Ce sera peut-être différent maintenant qu’il est président. Avant, il était un peu un électron libre au sein du parti et il menait sa propre politique, sans s’exprimer, au moins publiquement, sur les débats internes au DP. A-t-il seulement envie de vraiment diriger le parti, au-delà de l’action de le représenter ? En réalité, il évite toute occasion de devenir impopulaire. Dans des situations conflictuelles, il ne veut pas se mouiller, ni aller au charbon.»
Heureux qui communique…
Ainsi le personnage Bettel ne serait-il qu’illusion et façade ? L’intéressé s’en défend, évidemment. Son nouveau premier vice-président, Charles Goerens, plaide aussi pour son parcours passé. «C’est vrai que c’est un génie de la communication, mais il a tout de même quelques étapes politiques derrière lui. Cela fait tout de même 14 ans qu’il est député. Savoir communiquer avec une intensité allant crescendo, c’est phénoménal, car s’il n’y a rien à communiquer, les gens finissent par s’en lasser, ce qui n’est pas le cas. Via les réseaux sociaux, il marque clairement de son empreinte cette génération.»
Frustré par l’impossibilité de vraiment s’épancher en 140 caractères sur Twitter, c’est surtout sur Facebook que Xavier Bettel est particulièrement présent. Avec un premier compte, «ouvert depuis longtemps», limité à 5.000 «amis», puis un second, qui affichait 8.361 «amis» le 15 février dernier, à 11 h 12… « Quand j’ai envie de mettre quelque chose, je le fais, comme la semaine dernière où j’étais fier d’avoir fait 10 km de course à pied», explique-t-il, sans arrière-pensée d’exploiter cet outil pour en faire une arme politique en vue de sa campagne. «Si le parti veut développer un site ou un tel réseau, qu’il le fasse.»
Le réseau Linkedin serait, en théorie, plus adapté à ce genre de démarche, mais même s’il y possède un compte, avec plus de 1.500 contacts, il avoue ne pas y être très assidu, comme en témoigne le millier de messages et de demandes de connexions encore non traitées. Il s’amuse également d’y voir que 67 personnes ont «approuvé» ses compétences en matière de «relations publiques», 37 en matière de «réseaux sociaux», mais 15 seulement sur le plan «politique» … «Des gens que je ne connais même pas pour la plupart», note-t-il avec détachement.
La pertinence scientifique et statistique de ces chiffres est, certes, proche du zéro absolu, mais ceux-ci s’inscrivent néanmoins dans cette tendance déjà clairement prononcée. Ils ne sont, finalement, que le logique retour des choses dans une façon d’être et de paraître totalement assumée. Ce qui, dans les milieux politiques, n’est pas courant. «Ce n’est certainement pas la majorité des hommes politiques qui se sont autant approprié les outils digitaux, constate Emmanuel Vivier, expert en marketing digital, cofondateur de l’agence Vanksen, aujourd’hui reparti développer d’autres aventures numériques sur Paris. Xavier Bettel illustre bien la rupture entre un modèle pyramidal et une structure en réseaux. Jusqu’à présent, il y a dans la politique, un grand respect dû à l’âge, à l’expertise. On respecte davantage le statut et la position. Lui a compris que la force, ce n’est pas de garder le savoir et l’information cachés, mais de les partager auprès d’un maximum de personnes. Cela étant, il ne faut pas se limiter qu’à ce type de communication. Il y aura toujours des gens à aller chercher le samedi matin sur les marchés.»
Il n’en reste pas moins vrai qu’en dépoussiérant certains codes établis du système politique, Xavier Bettel incarne une nouvelle façon de vivre la politique. Un peu comme, dans un autre camp, Étienne Schneider, ministre de l’Économie et du Commerce extérieur, lui aussi un «ancien» en politique, malgré son jeune âge (42 ans depuis un mois). Il n’est par conséquent pas étonnant que les deux hommes se connaissent depuis longtemps et s’apprécient mutuellement. «Je me souviens lui avoir donné un petit tuyau lorsqu’il est entré au Parlement : celui de se faire expert dans deux ou trois dossiers, pour être sûr que la presse le contacte régulièrement. Il l’a très bien fait avec les sujets sur la Justice ou les prisons», sourit Étienne Schneider, plutôt ravi du franc-parler de son ami adversaire politique et néanmoins ami, qui fut l’un des premiers à lui adresser un SMS de félicitations lors de son adoubement en tant que futur ministre de l’Économie. «Les gens en ont marre de la langue de bois parlée par tous ces politiciens. Nous avons une classe politique qui fonctionne toujours de la même façon. Or, les gens préfèrent qu’on leur dise ouvertement les choses, même si cela ne leur fait pas forcément plaisir. Ce n’est pas très répandu dans le milieu politique, et là, Xavier Bettel excelle.»
Un an pour convaincre
Dans son genre, Étienne Schneider n’est pas mal non plus, même s’il est moins «people» que son jeune rival qu’il n’hésite pas, du reste, à «tacler» sur certains sujets. «Je lui reproche de parfois critiquer l’action du gouvernement sans connaître le détail des sujets ou bien en sachant pertinemment que nous n’avions pas d’autre choix que celui qui a été retenu. Il parle de faire preuve de davantage de bon sens, mais je peux vous dire que ça ne suffit pas toujours. Et au-delà des critiques adressées au gouvernement, le parti libéral me déçoit dans l’ensemble, car il ne propose pas d’alternative ni de concept. Je l’invite en tous les cas à aller un peu plus dans la profondeur des sujets pour proposer et discuter d’alternatives.»
De même, l’annonce faite de ne pas briguer de portefeuille ministériel si d’aventure, le DP faisait de nouveau son entrée au gouvernement, laisse le ministre de l’Économie pour le moins perplexe. «Il commet à mon avis une erreur politique et je lui ai déjà dit. J’ai des doutes sur le fait qu’en tant que président du parti, il puisse influencer l’action des membres du gouvernement. La politique de tous les jours n’est pas menée par le président d’un parti.»
L’impression «d’erreur politique», mise en exergue par une observation peu flatteuse des ministres du gouvernement («Quand je vois la tête qu’ils font à la sortie du Conseil de gouvernement, cela ne me donne pas envie», avait déclaré en substance Xavier Bettel) est également partagée par Charles Margue (TNS-Ilres). «Ça ne se fait pas. Les gens disent que l’électeur va oublier ça et ne lui en tiendra pas rigueur… Mais on a quand même vu beaucoup de cas, nationaux ou surtout communaux, où les politiciens élus, mais qui n’ont pas honoré le mandat pour lesquels ils ont été élus, ont connu ensuite un gros revers. Les électeurs ne comprennent plus…»
Romain Hilgert (d’Lëtzebuerger Land), lui, y voit davantage un gros risque qu’une faute réelle. «Comment le DP va-t-il réagir si Xavier Bettel est élu avec une grosse marge de voix par rapport aux autres membres du parti? De plus, au cours de la campagne, les autres partis auront raison de remettre le sujet sur le tapis. Mais peut-être trouvera-t-il une bonne excuse, au final, pour quand même devenir ministre?»
La position de Charles Goerens, désormais premier vice-président du parti, est évidemment toute autre. «On attend des acteurs politiques qu’ils disent ce qu’ils veulent faire. Et quand ils le font, on leur en fait le reproche. En tant que président du parti, il pourra réellement donner une impulsion politique et jouer le chef d’orchestre, aussi bien pour le Parlement que pour, éventuellement, le gouvernement.»
Aujourd’hui en première ligne sur tous les fronts, Xavier Bettel, pour le moins serein dans la gestion de «sa» ville, a un peu plus d’un an pour prouver qu’il est l’homme de la situation que le DP attendait depuis si longtemps.
De là à se mettre dans la peau de l’homme de la situation que le pays attend, il y a encore un fossé que seuls les électeurs seront en mesure de combler. Le compte à rebours a commencé.
Article publié dans l'édition de Mars 2013 de Paperjam.
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