(Cette nouvelle a reçu le 3e prix catégorie «Adultes» du concours de nouvelles 2020 organisé par la Compagnie du Cèdre sur le thème «Au-delà du mur» )
Depuis combien de temps se démène-t-il ? Il ne le sait pas vraiment. Une heure et demie au moins. Peu lui importe. Il n’a pas ménagé ses efforts, voulant à tout prix faire bonne figure devant tous les autres. Il a conscience que sa place n’est pas forcément parmi eux et que s’il n’avait pas été lauréat d’un heureux concours de circonstances, rien de ce qu’il vit à cette seconde ne serait arrivé. Il serait resté à l’écart, comme très souvent, et n’aurait pas eu la chance de vivre intensément ce qu’il considère comme une belle reconnaissance.
Alors, forcément, en cette douce fin de soirée printanière, il met les bouchées doubles. Il sait que ce n’est pas parce qu’il ne s’est pas toujours senti légitime aux yeux des autres qu’il n’a pas voix au chapitre. Même si, pour cela, il a fatalement dû faire preuve d’une abnégation et d’un engagement hors-norme. Appliquer des gestes répétés des centaines, peut-être des milliers de fois, souvent bien plus que les autres. Pour courir plus vite, sauter plus haut, se sentir plus fort et savoir jouer des coudes.
Un peu comme dans la chanson de Jean-Jacques Goldman. « Pour être le premier, pour arriver là-haut, tout au bout de l’échelle. Comme ces aigles noirs qui dominent le ciel ». Et même si, lui aussi, y avait laissé « beaucoup plus que des plumes, des morceaux entiers et certains disent même un peu d’identité », il ne regrettait rien de ce parcours cahoteux, de ces galères où il avait ramé plus que de raison, de ces océans de marasme où il avait manqué mille fois de se noyer. Il n’était pas un aigle, mais il avait appris, à la dure, à voler de ses propres ailes.
Dans l’absolu, peu lui importe d’être à tout prix le premier. Il ne rêve pas de poser sur sa tête de quelconques lauriers de la gloire. Les lumières des projecteurs ne l’attirent pas plus que ça. Il s’y sentirait même davantage comme un lapin traversant une route, aveuglé par les phares de la voiture qui serait sur le point d’en faire du civet.
Son désir le plus ardent ? Tout simplement pouvoir s’élever au-dessus de la mêlée. Récolter, enfin, à leur juste valeur, les fruits de tous ces efforts. Il ne voulait pas qu’ils eussent été vains. Il avait été suffisamment giflé, sans répit, par les vents froids d’hiver. Il avait tellement sué sang et eau dans les chaleurs de l’été, impitoyables. Combien de fois avait-il vomi ses tripes et ses boyaux de trop d’efforts fournis, plus que son corps n’était capable d’endurer ? Il avait tant martyrisé ses muscles, ses articulations, parfois même ses os, pour aller toujours un peu plus loin au-delà de lui-même, pour avaler tous les obstacles qui s’étaient, obstinément, dressés sur son chemin.
Et voilà que ce soir, un autre surgit devant lui. Un simple mur. Banal. Assez large, certes, mais certainement pas infranchissable. Derrière, il sait qu’un gardien l’attend. L’ultime rempart vers un monde qu’il devine meilleur. Il sait que s’il parvient à se jouer de sa vigilance, il aura enfin gagné sur toute la ligne.
La verticalité géométrique de ce mur, contrastant catégoriquement avec la modeste platitude de son parcours de forçat, ne suscite pourtant en lui pas la moindre frayeur ni la plus petite once d’angoisse. À ce moment précis, il se sent tout simplement invincible, intouchable. Comme un David des temps modernes, il affiche une foi inébranlable en sa bonne étoile et ne redoute plus aucun Goliath.
Du plus loin qu’il s’en souvienne, sa vie n’a de toute façon été qu’un combat permanent. À l’école primaire, déjà, lui, le petit rouquin, était raillé par tous ses camarades et montré du doigt comme une bizarrerie de la nature. La violence, souvent inconsciente, de ces mots, ces pensées et, parfois, ces actes d’enfants, avait eu raison de la bienveillance de ses institutrices qui n’avaient pourtant pas ménagé leur peine pour le protéger au mieux.
Au collège puis au lycée, entré dans l’âge ingrat comme certains entrent au bagne, les choses ne s’étaient guère arrangées. Même après un déménagement dans une autre ville, une autre région. Sa crinière rousse et ses taches éponymes constituaient inévitablement une source de curiosité souvent malsaine, que n’auraient pas reniés les freak shows d’antan. On n’était certes pas au niveau de la femme à barbe ou d’Elephant Man (et pourtant il partageait le même prénom que ce pauvre Joseph Merrick), mais il était difficile de ne pas avoir de la compassion pour ce Poil de carotte malgré lui.
Il traversa ensuite tant bien que mal tout le reste de sa scolarité, forgeant sa carapace au gré des coups reçus – au propre comme au figuré – en tant que souffre-douleur officiel d’une bande d’adolescents qui se croyaient les maîtres du monde. En ce temps-là, le harcèlement scolaire, bien que déjà largement répandu, n’était pas encore à la mode. Pas d’articles, de reportages TV ni de livres pédagogiques à son sujet. Tout ce qui se passait derrière les murs du collège ou du lycée restait généralement derrière les murs du collège ou du lycée.
Les murs… Combien en avait-il rasé pour passer le plus inaperçu possible ? Combien avait-il tenté d’en escalader – rarement avec succès – pour pouvoir échapper à ses tortionnaires ? Combien de fois s’y était-il retrouvé adossé et y avait encaissé tant et tant de souffrances en si peu de centimètres carrés ? Sur combien d’entre eux avait-il caressé l’espoir de se débarrasser de ses ennemis intimes, en venant y fracasser leurs corps ? Sur combien d’autres, le désespoir aidant, avait-il imaginé en finir une bonne fois pour toutes, en venant s’y fracasser la tête lui-même ?
Et puis il y eut ce matin béni de juin. Pluvieux. Le jour où furent affichés les résultats des examens de la dernière année. Une feuille scotchée à la va-vite, qui lui offrit laborieusement (mais pouvait-il en être autrement ?) une porte de sortie, là où bon nombre de ses bourreaux avaient vu leur tête tomber dans la sciure de leur inculture et de leur incompétence.
La roue avait fini par tourner et Joseph prit conscience, ce 28 juin, le front ruisselant d’une fine pluie d’été, qu’un mur peut être autre chose qu’une façade de malheur. Qu’il ne marque pas forcément la fin d’une issue. Qu’on peut y accrocher autre chose que des lamentations. Ce fut comme une révélation, une illumination dans son esprit encore embrumé par tant d’années de brimades et de rabaissements.
Il en avait puisé une force nouvelle qui lui avait permis de mieux vivre sa vie de jeune adulte. Il s’était très rapidement senti… mûr pour cela. Le sport, qu’il avait toujours pratiqué en exutoire de ses souffrances, était alors devenu pour lui un vrai tremplin. Sans talent ni génie particulier, certes, mais au prix de beaucoup de travail et d’efforts, il avait fini par creuser son petit sillon dans le vaste champ de l’univers du football, local, régional puis national.
Même si les graines qu’il y avait semées ne poussaient pas à la vitesse qu’il espérait, son parcours et sa progression avaient été plutôt linéaires. Coéquipier modèle, porteur d’eau pour les grandes vedettes de son équipe, travailleur de l’ombre… il n’avait que rarement été le sujet principal des articles dans les journaux et les magazines spécialisés, mais il avait toujours été là, fidèle aux postes qui lui avaient été confiés.
Devenu professionnel sur le tard, à l’orée de la trentaine, il avait enchaîné les neuf saisons suivantes dans quelques clubs modestes. Sans défrayer la chronique. Sans gagner le moindre trophée ni même connaître l’ivresse d’une promotion dans la division supérieure. Sans même vraiment gagner ses galons de titulaire. Ses feuilles de statistiques révélaient implacablement sa situation d’éternel remplaçant, trop occasionnellement invité à prendre part au jeu. Il se considérait presque comme un intermittent du spectacle : jamais assuré, lorsqu’il disputait un ou deux matches d’affilée, d’en ajouter un autre à son palmarès la semaine suivante.
Mais cette fois, tout lui avait souri. Les blessures combinées de deux des titulaires indiscutables de son équipe l’avaient, mécaniquement, propulsé sur le terrain pour ce dernier match de la saison. Son dernier match à lui aussi, d’ailleurs, alors qu’il était arrivé à un âge où bon nombre de footballeurs professionnels ont déjà raccroché leurs crampons. N’est pas Paolo Maldini qui veut ! Son modèle, sa référence. L’international italien, fidèle au seul club du Milan durant les 25 années de sa carrière, tourna la page à l’âge de 41 ans.
Mais il s’agit aussi, peut-être, du dernier match pour son club, dont l’avenir est en train de se décider face à l’ennemi juré, voisin de 69 km, avec qui se dispute régulièrement, la suprématie régionale.
Sauf que là, il ne s’agit pas de souveraineté ni de clocher qui sonne plus fort ou qui se dresse plus haut que l’autre. Il est question de survie. Car seule la victoire assurera le maintien du club au niveau professionnel. Tout autre résultat signifiera une relégation en division inférieure, c’est-à-dire sa disparition pure et simple du paysage. Un cataclysme impensable pour cette ville qui, hormis son équipe de foot, n’a pas vraiment d’autres atours à faire valoir.
Alors, au moment où ce match-couperet est sur le point de s’achever, ce n’est pas cet ultime mur qui se trouve là, devant Joseph, qui va l’empêcher de toucher enfin son Graal. De refermer définitivement le livre de sa vie d’avant, noirci de frustrations et de déceptions. D’en ouvrir un nouveau, riche de milliers de pages blanches qu’il est prêt à bleuir à l’encre de sa réussite enfin reconnue.
Le chronomètre de l’arbitre a déjà largement dépassé la mesure du temps réglementaire. Lorsque cet ultime coup-franc aura été joué, le directeur du jeu sifflera trois fois, sans même attendre que le match ne reprenne. Il mettra un terme à ce combat indécis et peu enthousiasmant, qui a vu aucune des deux équipes n’inscrire le moindre but. Un triste 0-0 qui condamnerait donc Joseph et les siens à une irrémédiable descente aux enfers. À moins que…
À moins que cet ultime coup-franc ne se transforme en coup gagnant. Et Joseph entend bien jouer un rôle décisif. Surtout que les deux préposés habituels à ce noble exercice ne sont plus là pour l’en empêcher. L’un s’est blessé en milieu de deuxième mi-temps et l’autre vient de se faire expulser pour quelques mots de trop balancés à la face du corps arbitral. Il faut dire qu’en sifflant un coup-franc à la limite de la surface de réparation et non pas le penalty que tout le monde dans les tribunes avait pourtant vu, l’homme au sifflet n’avait sans doute pas pris la décision la plus juste de sa carrière. Mais il n’avait guère apprécié les noms d’oiseau dont il fut alors gratifié et il avait vu rouge.
Comme un volcan en éruption, c’est tout un stade qui était alors entré en fusion, imprégnant à l’atmosphère déjà bien pesante un supplément de tension dramatique presque insoutenable. Mais Joseph n’en a cure. Il s’est isolé du monde et de tout ce fracas autour de lui. Il a décidé de prendre lui-même ses responsabilités et personne ne pourra l’en empêcher.
Il pose le ballon presque tangent à la ligne blanche distante du but de 16,5 mètres. Cela suffit à figer soudainement le décor, aussi efficacement que l’aurait fait un coup de baguette magique. À ce moment-là, c’est toute une ville qui retient alors son souffle, suspendu à cet ultime geste que le joueur s’apprête à commettre. Au bouillonnant tumulte qui secoue l’arène depuis deux bonnes minutes succède un assourdissant silence quasi-religieux. On pourrait presque entendre le déplacement d’un coronavirus d’une bouche à une autre.
Les mains sur les hanches, Joseph regarde dans le blanc des yeux, un par un, les huit joueurs adverses qui composent le mur à moins de 10 mètres de distance. Il s’imagine alors avoir en face de lui les visages de quelques-uns de ceux qui l’avaient tant fait souffrir dans son adolescence. Il s’apprête, en une seule et unique occasion, à les éradiquer purement et simplement de ses pires souvenirs, dans un geste aussi élégant que non-violent.
Le temps s’est comme arrêté. Joseph est plus que jamais dans sa bulle. Son monde à lui n’a désormais comme seul et unique horizon que le but adverse. Peu importe ce(ux) qui se trouvent sur son chemin.
Deux pas d’élan, un pied gauche qui vient fouetter le ballon avec grâce pour lui donner une trajectoire courbe et c’est toute une mécanique des fluides qui se met alors en action. Un mouvement de rotation de la balle sur elle-même dans le sens des aiguilles d’une montre ; une réaction de l’air proportionnelle au carré de la vitesse de la sphère de cuir ; des traînées d’air qui agissent différemment devant et derrière elle ; une parabole parfaite qui contourne le mur par sa droite, un peu en hauteur, évite le bout des gants du gardien en pleine détente et finit par faire trembler les filets du but, après avoir tutoyé en finesse le poteau.
À ce niveau de pureté, ce n’est même plus du football, mais de l’art conceptuel. Sublime. Le mouvement idéal incarné.
Sur et autour du terrain, c’est l’embrasement. Une ovation tonitruante. Une explosion indescriptible. Un feu d’artifice démentiel. Et Joseph, qui disparaît sous une montagne de coéquipiers en liesse venus le féliciter, passe en l’espace d’une fraction de seconde, d’oisillon maladif à aigle royal ; de soldat inconnu à héros immortel. De la trempe de ceux qui dont le nom est destiné à être gravé quelque part sur le tableau d’honneur de la ville. Celui qui sera accroché sur le plus beau des murs de la mairie.
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