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JMG

La porte


(Cette nouvelle a été primée dans le concours organisé par PG Com Editions et a été publiée dans l'ouvrage collectif «Voyage aux frontières du Réel»)


C'est beau une ville la nuit... Toutes ces rues presque désertes, laissées au bon vouloir du libre vagabondage de l'âme des noctambules, des insomniaques, des filles de joie... mais aussi aux monstrueux vomissements sonores de ces mobylettes pétaradantes et des ces boîtes de nuit sur roues dont le battement assourdissant des rythmiques binaires et aliénantes feraient presque tomber toutes les vitres du quartier et démissionner les cœurs les mieux accrochés.


Sous les lumières tamisées et jaunâtres de ses hauts réverbères, l'avenue principale, habillée d'un linceul d'or, étend son long cadavre entre les murs de béton et de verre, pierres tombales démesurées.


Figée dans les vitrines grillagées, sous les enseignes éteintes et au-devant des Abribus ridiculement inutiles, la vie semble avoir marqué une pause après une journée démentielle et avant une autre qui ne le sera pas moins. Rien ne subsiste plus qu'odeurs et sensations. Le sourire marqué aux lèvres des mannequins de cire à moitié dénudés, montrant fièrement leur deuxième peau de tissu, en dit long sur leur bonheur figé de goûter à quelques heures de quiétude après tant de regards inquisiteurs.


Une heure venait de sonner à la grande horloge de l'église et un homme sortit d'un de ces troquets enfumé et bruyant, animé d'une vie qui lui semblait tellement artificielle au milieu des éclats de rire et des verres s'entrechoquant.


Comme tous les soirs, il venait d'y passer quelques heures, seul dans un coin, invisible aux yeux des autres, tant il se fondait parfaitement dans le décor. Il prenait un plaisir à la limite du masochisme à rester là, ne prêtant aucune attention aux bribes de dialogues qui parvenaient jusqu'à lui et attendant que quelque chose se passe. Quoi donc? Il n'était pas sûr de le savoir lui-même.


Écrasé par le poids d'une solitude qu'il s'était tissée au fil des ans comme une immense toile d'araignée dans chaque recoin de son âme, chaque jour plus présente, il n'attendait finalement plus grand-chose de rien ni de personne...


Son travail lui apportait heureusement de multiples satisfactions et un salaire plus que convenable. Mais sorti de là, le goût fade que lui laissait la vie le rendait impatient, sitôt une journée terminée, d'être à la suivante pour se replonger dans les délices de son activité professionnelle hors de laquelle tout finalement n'avait que si peu d'intérêt à ses yeux.


Était-il heureux ou pas? Difficile de le savoir. D'une certaine façon, son bonheur se trouvait peut-être là où tant de gens y concentrent leurs malheurs et il ne s'était jamais senti particulièrement marginal, voire anormal, de ne pas éprouver le besoin de vivre autre chose.


Il appréhendait beaucoup les nuits, un peu trop souvent blanches à son goût. Les week-ends n’en finissaient jamais et les vacances ressemblaient presque toujours à de vrais calvaires. Mais qu'importe. Il se sentait tout de même libre, avec d'autant plus de raisons qu'à bien y regarder, il l'était vraiment.


***


Alors en marchant, lentement, les mains dans les poches, son regard allait et venait sur tout ce qui l'entourait. Cela le fit sourire d’imaginer, en voyant ces magasins, ces agences immobilières ou ces bureaux, tous ces gens débordés de travail et de tracas, stressés du matin au soir, et pour qui il éprouvait une indifférence proche du mépris. Il ne se sentait pas appartenir au même monde qu'eux et il ne voulait absolument pas qu'il en soit autrement.


Arrivé tout près de chez lui, et au moment de traverser la grande avenue, son attention fut soudainement attirée par le bruit d'une porte qui claque. Il tourna la tête, machinalement, exactement comme le font les gens en entendant rebondir sur le sol une pièce – généralement sans valeur – échappée d'une main peu adroite. Et il ne regretta pas ce mouvement, car ce qu'il vit valait certainement


toutes les pièces de monnaie du monde.


Une femme venait de sortir d'un bureau duquel on pouvait


percevoir un rai de lumière et s'arrêta quelques secondes sur le perron de l'immeuble. L’éclairage d’un lampadaire lui permit de contempler la beauté et la grâce faites femme. Il en avait déjà vu des mignonnes, des jolies, des élégantes. Mais il lui semblait que cette femme jaillie de nulle part n'était vraiment rien de tout ça. Elle était d’une beauté fulgurante et magistrale, ce genre de beauté qu’on ne croise qu’une seule fois dans sa vie.


Elle paraissait être du même âge que lui, mais devant le noir profond de sa volumineuse coiffure, la douceur de son visage finement maquillé et illuminé par un regard pur et une bouche attirante, la parfaite plastique de son corps, la subtile finesse de ses jambes nues et bronzées, le temps lui-même semblait ne pas avoir eu envie d'entreprendre sur elle son implacable œuvre destructrice.


Sur une superbe et noire robe courte plissée jaillissait une broche dorée agrafée sur la poitrine, contrastant admirablement avec la couleur de ses cheveux et représentant une chauve-souris aux ailes déployées. Sur le sac à main clair qu'elle tenait fermement serré contre elle, il aperçut aussi la silhouette d'un autre de ces chéiroptères prenant son envol vers un croissant de lune.


D'habitude, il prenait un autre chemin pour rentrer chez lui, mais la douceur de l'air en cette nuit estivale devenue soudain très belle l'avait amené à flâner un peu plus longtemps et, surtout, à préférer la grande avenue plutôt que les petites rues avoisinantes. Il ne put que s’en réjouir.


Les yeux rivés sur cette splendide apparition, il repensa à cette démone rentrant du Sabbat, nimbée de sortilèges dont il avait maintes fois entendu parler dans cette chanson de Jean Guidoni qu’il aimait se passer en bouche. Était-ce la femme de Batman? Venait-elle de sortir du bureau de son amant d'où elle venait de l'ensorceler de ses charmes intimes? Était-elle une professionnelle du plaisir ou bien une femme quelconque tout simplement un plus gâtée par la nature que les autres?


Des milliers de questions lui traversaient l'esprit alors qu'il continuait à regarder cette huitième merveille du monde s'éloignant au fur et à mesure que lui-même avançait. L'enchanteresse tourna la tête vers lui et le regarda. Devinant son trouble et constatant l'intérêt qu’elle semblait susciter, elle ne put s'empêcher de lui adresser un petit sourire presque complice. Il lui arrivait parfois de le faire, selon son humeur, avec d'autres hommes eux aussi tombés sous son charme naturel, mais il n’y avait rien d’aguicheur dans sa démarche.


Bien souvent, elle avait pu ressentir, dans le regard outrecuidant de troupeaux de mâles en rut qu'elle croisait, toute la disgrâce et la vulgarité d'une banale pulsion sexuelle maladroitement cachée. Elle n'en était pas choquée outre mesure, car elle se savait fatalement belle et désirable, mais elle préférait alors leur adresser son indifférence.


En cette occasion précise, toutefois, l'apparente simplicité et sincérité du regard de cet inconnu traversant la rue ne lui déplut pas et ce petit mouvement des lèvres lui vint naturellement, embellissant un peu plus, si tant est que cela fut possible, son visage.


***


Malgré la distance, il la vit et un frisson lui parcourut tout le corps. Cela faisait tellement longtemps qu'une femme ne lui avait pas aussi spontanément montré un signe d'affection, même aussi inconséquent. Ce beau sourire, il le prit donc en pleine face. Mais certainement pas avec autant de violence et de douleur que le parechoc chromé de la camionnette qui le percuta violemment dans un nuage de gomme brûlée. Il n'y a pas que les ventres affamés qui n'ont point d'oreilles. Les cœurs charmés aussi! Et dans sa douce distraction, il ne fit pas tout de suite attention à ce véhicule bariolé d'un jaune et d'un vert frisant le mauvais goût. Lorsqu'il en vit les couleurs, il était déjà bien trop tard.


Sans doute distrait lui aussi, et gêné par la pénombre, ce camion-prédateur ne vit sa proie qu'au tout dernier moment et son ultime et terrible coup de frein ne suffit pas à éviter le drame. Projeté à une dizaine de mètres, il rebondit sur la chaussée, pauvre marionnette désarticulée, et s'immobilisa sur le dos.


À moitié conscient, il ne réalisait pas exactement ce qui venait de se produire, mais il savait tout de même que quelque chose n'allait pas. Il n'était plus qu'une effroyable douleur dans une enveloppe humaine, le cerveau vrillé par l’assourdissant battement du sang dans ses oreilles.


Immobile, les yeux grands ouverts, il était indifférent à tout ce qu'il voyait, avec autant de détachement que celui qui entend sans écouter vraiment. Cela faisait-il une seconde, une heure, un an qu'il était là, étalé? Il était incapable de le savoir ni même de se poser la question.


Il vit pourtant un visage se pencher doucement sur lui. C'était elle. Il n'y avait pas de doute. Son adorable sourire avait laissé place à un masque d'inquiétude et de compassion, mais cela n’entamait en rien à sa divine beauté. Cette vision l'extirpa quelques secondes de sa léthargie et il crut même trouver la force de lui rendre avec un peu de retard, son sourire. Mais bien vite l'horizon bascula. Dans l'aveuglant ballet des gyrophares de l'ambulance arrivant sur les lieux, il quitta le monde des conscients, comme en transit vers l'antichambre de l'au-delà.


Pour autant, les sons de l'extérieur, de la vraie vie, parvenaient jusqu'à son cerveau. D'où venaient-ils? Que disaient-ils? Il n’était, apparemment, pas encore mort, mais avait du mal à se considérer encore vivant...


***


L'hôpital était à l'autre bout de la ville et le transfert facilité par l'absence de trafic urbain, ne prit qu'une petite dizaine de minutes. Sitôt arrivés dans la cour, les secouristes bondirent hors de l'ambulance et emmenèrent au plus vite le brancard roulant vers le service des Urgences.


Un homme mordu à l'oreille par sa femme hystérique, un clochard au cuir chevelu fendu par une bouteille de puante vinasse, deux entorses de la cheville et un poignet cassé en étaient alors quittes pour attendre leur tour, devant la gravité supposée de cet accident de la circulation.


Sur son lit de souffrances, légèrement ballottée dans la précipitation des mouvements, la victime, toujours inconsciente en surface, continuait à percevoir les bruits du dehors. Et progressivement, l'épais brouillard sombre et opaque qui avait envahi son esprit commençait à se dissiper, laissant place à une nuée de plus en plus claire.


Cette sensation était loin d'être désagréable, bien au contraire. Même si la douce couleur qui l'envahissait était troublée, comme recouverte d'une couche de verre ondulé, il ressentait une espèce de bien-être et de quiétude. La douleur laissait place à un léger flottement et la lumière continuait à briller de plus belle.


Était-il en train de rêver ou de cauchemarder? Toujours est-il qu'il se vit, lui-même avançant d'un pas décidé dans ce désert chromatique éblouissant. Autour de lui, de pâles silhouettes difformes apparaissaient ça et là et disparaissaient aussitôt comme effrayées par la présence d'un humain dans leur univers.


Au bout d'un moment, pourtant, il vit en face de lui une forme de plus en plus précise se rapprocher. Il eut du mal à croire ce qu'il voyait. Là, devant lui, à pas plus de trois mètres. Elle était à nouveau là en face de lui, encore et toujours plus belle que jamais, avec ce même délicieux sourire au bord des lèvres. Et dans l'éblouissante clarté de ce décor surnaturel, sa silhouette sombre se détachait avec encore plus de volume.


Il s'arrêta net et se frotta les yeux, pour être certain de ne pas s’être trompé par une quelconque hallucination. Mais non. Elle se tenait là, devant lui, et lui souriait. Même s’il ne ressentait rien de particulier, il lui semblait qu’un vent léger portait sa volumineuse chevelure.


C'est elle qui fit un premier petit pas. Elle commença à tendre ses deux bras vers lui. Ses mains, comme en offrande à hauteur de sa taille fine, l'invitaient à venir le rejoindre. Il ne se fit pas prier et avança vers elle aussi lentement que possible, afin de goûter chaque millième de seconde de cette scène. Il ne savait finalement trop quoi penser.


Lui aussi tendit ses mains et leurs doigts se touchèrent à peine avec une infinie douceur. Il retenait encore un peu son geste, craignant de l'abîmer comme la plus fragile des porcelaines. C’est en redoublant de précaution qu'il resserra un peu plus sa prise, afin de bien la tenir. Il ne voulait pas qu'elle puisse lui échapper, mais il ne tenait pas non plus à l'effaroucher.


À nouveau immobiles, l'un en face de l'autre, mains dans mains, ils plongèrent chacun leur regard dans celui de l'autre. Lui, en particulier, espérait pouvoir atteindre les profondeurs de l'âme de celle qui était en train de l'ensorceler. Il voulait y déchiffrer un quelconque code, un fil qui aurait pu le guider dans ce labyrinthe émotionnel au cœur duquel il se sentait prisonnier.


Il en était encore en train d’essayer de comprendre ce qui lui arrivait lorsque la divine diablesse approcha son visage du sien et du bout des lèvres, lui déposa un baiser doux et sucré. Jamais, de toute sa vie, il n'avait ressenti pareille sensation.


Ce n'était plus un baiser, c'était un bonheur et un enchantement matérialisés, un diamant dans un écrin de soie, une symphonie de Mozart en quadriphonie, le paroxysme de la félicité suprême. Leurs bouches et leurs corps ne faisaient plus qu'un, comme deux des millions de pièces du puzzle géant de la destinée qui seraient les seules à s'imbriquer parfaitement.


Dans un tourbillon de tendresse, d'émotion et de passion, ce baiser se prolongea presque indéfiniment. À chaque seconde qui passait, le bonheur et l'enchantement étaient plus grands, le diamant plus scintillant, la symphonie plus majestueuse, la félicité plus parfaite. À l'échelle humaine, tout cela était irréel, mais il était bien trop occupé pour se poser de telles questions existentielles.


Elle finit par se détacher doucement de lui, mais le charme persistait. Il aperçut alors, juste derrière elle, une porte ouverte. Il eut une drôle d'impression, non seulement parce que cette porte semblait surgir de nulle part, mais aussi parce qu'il n'y avait pas de mur autour. Juste cette ouverture, de laquelle sortait une lueur toujours plus éblouissante.


En lui lâchant doucement la main, elle se dirigea vers cette porte, l'invitant du regard à la suivre. Elle en franchit le seuil et disparut alors subitement de sa vue. Il en fut surpris et courut pour la rejoindre. Mais au moment même où il la franchissait à son tour, un terrible éclair lui déchira la poitrine et tout ce féerique paysage disparut. Plus d'état d'apesanteur, plus de lueur, plus de porte, plus de femme. Un néant absolu.


***


Dans la salle de réanimation, le chirurgien venait de pratiquer un électrochoc pour relancer un cœur qui avait cessé de battre un court instant. L'opération avait parfaitement réussi: l'homme était sauvé, même si le profond traumatisme crânien décelé aux radios avait de quoi encore inquiéter quelques jours.


Par miracle, il n'y avait eu que de bénignes fractures et aucune lésion cérébrale sévère n'avait été décelée. À croire qu'un quelconque ange-gardien avait pu glisser un matelas entre lui et la camionnette pour amortir un choc qui en aurait tué plus d'un.


La tête endolorie, donnant l'impression d'avoir triplée de volume, l'homme émergea lentement et reprit peu à peu vie. Les infirmières étaient très gentilles avec lui et au bout de quelques semaines, il semblait s'être déjà fort bien remis de l'accident. Il pouvait s’adosser contre la tête de lit, et en dépit du joli bandage qui lui enrubannait la tête, il ne souffrait plus de ces migraines lancinantes qui l'avaient martyrisé les premiers jours.


Sa sortie de l’hôpital était imminente et pour passer le temps, il s'amusait à dessiner, partout où il le pouvait, le portrait de celle qui avait bien failli l'envoyer dans un monde souvent décrit comme meilleur. Depuis le jour de l'accident et cette fabuleuse vision illuminée, il avait rêvé d'elle chaque nuit. Et à chaque fois de la même façon: ils étaient face à face, elle lui souriait et ils finissaient par s'embrasser longuement tendrement.


Mais aussi répétitif fut-il, ce rêve ne le lassa jamais. Pour la première fois depuis bien longtemps, il avait hâte d'être rattrapé par le sommeil afin de retrouver celle qu'il avait baptisée la belle au moi dormant. Les doses massives de calmants ingurgités lui facilitaient heureusement son voyage. Il s'inquiétait en revanche un peu de savoir si, une fois rentré chez lui, il continuerait à la revoir.


Alors en attendant, il la croquait, regrettant parfois de ne le faire que sur du papier, et chacun de ses portraits était plus criant de vérité que le précédent. À croire que le stylo était habité par une quelconque âme et qu'il savait parfaitement quels contours et quels traits donner à ces esquisses pour en faire de véritables tableaux vivants.


Lorsque le médecin lui annonça, quelques jours plus tard, qu'il pouvait quitter l'hôpital, l'homme en fut bien évidemment ravi. Il se sentait très bien et même, quelque part, changé intérieurement. Il venait de se trouver une sorte de but dans sa petite vie trop bien rangée jusque-là: retrouver cette femme. Évidemment, les indices étaient infimes, mais il avait décidé de tout faire pour y arriver, quitte à y passer le restant de ses jours.


Descendant les marches de l'hôpital, il eut envie de se promener un peu, afin de se replonger dans cette ambiance urbaine qui ne l'avait pourtant pas particulièrement manqué ces derniers temps. L’été était terminé depuis un moment et l’automne enveloppait la ville de gris. Le beau ciel azur avait laissé place à une masse nuageuse menaçante et un léger vent du nord rendait le fond de l'air plutôt piquant. Il remonta le col de sa veste et enfouit ses mains dans les poches. Mais une violente douleur au bout de l'index de sa main droite le fit sursauter. Il retira sa main, regarda son doigt et vit en perler une goutte de sang.


Surpris de s'être fait piquer par un objet qui, visiblement, n'avait rien à faire là où il se trouvait, il plongea à nouveau sa main dans la poche pour l'en sortir. L'objet n'était pas bien grand, ni bien lourd, mais lorsqu'il le vit, l’homme s'arrêta net sur place, frappé autant de stupéfaction que d'horreur.


Devant ses yeux qui avaient bien du mal à le croire eux-mêmes, il contemplait une petite broche dorée, incrustée de diamants du plus bel effet, représentant une chauve-souris aux ailes déployées. Comme un éclair jailli de nulle part, il se souvint instantanément de l'endroit où il l'avait vu pour la première et dernière fois: la robe noire de cette femme attendant sur le perron.


Mais comment diable ce magnifique bijou, qui devait valoir une sacrée fortune, avait-il pu terminer dans la poche de sa veste? Il le retourna dans tous les sens pour y déceler un quelconque indice qui aurait pu l'aider, mais seule la beauté évidente de cette broche lui sauta aux yeux.


Il pensait bien se rappeler avoir vu le visage de cette femme se pencher sur lui quelques secondes après le choc, mais il n'en était pas formellement sûr. Et puis comment cette chauve-souris se serait-elle envolée de son décolleté pour atterrir dans sa poche? Il n'était que fort peu probable qu'elle y soit tombée toute seule...


La seule explication rationnelle était que la femme l'avait elle-même glissée dans la poche. Mais dans quel but? Quoique farfelue, cette hypothèse était la seule dont il devrait se contenter avant d'avoir retrouvé la divine créature, la seule capable, sans doute, d’éclaircir cet épais mystère.


Il rangea précautionneusement le précieux objet dans son portefeuille et repris sa marche en avant, pressant un peu le pas, avec l'intention de plus en plus ferme de faire toute la lumière sur une histoire trop surnaturelle pour être vraie.


Sa première destination ne pouvait être que cet immeuble d'où il la vit sortir. Il ne se rappelait absolument pas quel était ce bureau duquel elle avait jailli, mais il saurait sans aucune difficulté le retrouver sur cette grande avenue.


Il héla un taxi et en descendit à hauteur du carrefour sur lequel il avait été heurté par la camionnette. De se retrouver si peu de temps après sur les lieux du drame ne l'émut en aucune façon. Son esprit était bien trop accaparé par ailleurs. Désormais, seule l’élucidation de ce mystère l'intéressait.


***


Debout sur le trottoir, alors que le taxi reprenait la route, il scruta l'autre côté de la rue pour y retrouver la vitrine, le bureau, la porte, le perron ou tout autre indice en mesure de le guider. Il ne mit pas bien longtemps à tomber en arrêt devant la façade d'une agence immobilière qui était bel et bien celle dont sortit la belle cette nuit-là. Le cœur battant, il traversa l'avenue, en prenant bien soin de vérifier que la voie était libre. Il aurait été trop bête d'échouer si près du but! Arrivé devant l'entrée, il s'arrêta un moment pour être sûr qu'il ne se trompait pas, mais il reconnut sans peine la porte et le perron. Il se retourna machinalement pour regarder en direction de l'endroit où s'était produit l'accident, en pensant que c'était sous cet angle précis que la femme avait assisté, sans doute bien impuissante, au drame.


Il respira un grand coup et entra dans la petite agence. Elle était particulièrement accueillante, moquettée d'un gris parfaitement bien assorti à un mobilier sobrement coloré. Sur sa droite, accroché au mur, un grand tableau de liège regroupait les photos de tous ces appartements et maisons plus ou moins jolis, plus ou moins chers et plus ou moins libres que proposait l'agence.


– Bonjour Monsieur. Puis-je vous renseigner? La voix douce et presque intimidée de la secrétaire le surprit presque. Il ne l'avait pas tout de suite aperçue et ne s'attendait donc pas à être accueilli aussi vite.


– Bonjour Mademoiselle. J'ai une recherche bien particulière à faire et vous allez peut-être pouvoir m'aider.


– Mais je suis là pour ça sourit-elle gentiment en l'invitant à s'asseoir de l'autre côté de son grand bureau. Quel style de logement recherchez-vous donc?


– Euh, non, vous n'y êtes pas du tout! Voilà, je ne sais pas comment vous présenter la chose... Euh... Je suis à la recherche d'une femme que j'ai vu sortir de ce bureau récemment en pleine nuit, vers une heure du matin. Voilà son portrait.


Tout en parlant, il fouilla dans la poche intérieure de son veston et en sortit quelques-unes des esquisses réalisées sur son lit d'hôpital. Il les montra à la jeune femme particulièrement surprise de la particularité de la démarche, mais visiblement impressionnée par la qualité des dessins. Elle ne put d'ailleurs s'empêcher d'émettre un son d'admiration.


– Ça alors, murmura-t-elle en regardant avec minutie ces portraits, allant de l'un à l'autre pour mieux en apprécier le réalisme. Quelle ressemblance!


– Vous... vous la connaissez? demanda-t-il le cœur battant de plus belle. Vous savez où je peux la trouver?


– Ça, je ne sais pas. Ce dont je suis sûr, c'est qu'elle est venue aujourd'hui et même qu'elle a quitté ce bureau il y a quelques minutes seulement et...


– Comment était-elle habillée?, coupa-t-il immédiatement.


– Euh... Elle était vêtue d'une robe noire. J'ai même cru qu'elle était en deuil. Mais elle n'a pas beaucoup parlé. Elle semblait ne s'intéresser qu'aux annonces qui sont sur les panneaux derrière vous. Elle n'a pas souhaité le moindre renseignement. Elle est restée une petite demi-heure environ, puis elle est repartie il y a quelques minutes à peine.


***


C'était vraiment trop bête... et à la fois très troublant. Elle semblait être restée à l'agence le temps qu'il lui avait fallu pour s'y rendre en partant de l'hôpital. Le mystère s'épaississait.


– Avez-vous remarqué une broche sur sa robe, un peu comme celle-ci?, s'inquiéta-t-il en lui présentant le magnifique bijou.


Elle réfléchit quelques secondes, avant de répondre par la négative. En revanche, il y avait une chauve-souris sur son sac, précisa-telle.


Il n'y avait cette fois-ci plus aucun doute possible. D'un seul coup, il ressentit une vive douleur dans sa tête. Ce qu'il venait d'apprendre l'avait quelque peu sonné et le choc émotionnel avait réveillé en lui une méchante migraine.


– Vous dites qu'elle vient juste de partir, donc?


Il y a quelques minutes, oui. Une camionnette s'est garée juste devant l'agence et a klaxonné. Elle est rapidement sortie et est montée à l'intérieur. Je m'en rappelle d'autant plus que le véhicule était bizarrement décoré. Des bandes jaunes et vertes de toutes les tailles. Je n'en avais jamais vu des comme ça, mais ce n'était franchement pas très beau.


Il encaissa péniblement ce nouveau flot d'informations qui lui semblait prodigieusement irréel. Venait-il d'entrer dans la quatrième dimension? L'expression figée de son visage, mélange de terreur et d'incrédulité, surprit la jeune secrétaire.


– Vous allez bien? s'inquiéta-t-elle en se penchant un peu vers lui afin d'y déceler un quelconque signe de malaise. Il ne répondit pas tout de suite, mais se leva lentement en rangeant la broche et ses dessins dans sa poche.


– Ça va... ça va... merci beaucoup, bégaya-t-il en se dirigeant vers la sortie.


– Mais je vous en prie, répondit-elle timidement, en ne le quittant pas du regard, de peur qu'il ne perde connaissance ou une tout autre mauvaise blague de ce genre.


À peine sorti, il s'adossa au mur de l'immeuble et respira un grand coup pour reprendre au mieux ses esprits. Tout cela n'avait vraiment aucun sens. Mais les faits étaient là. Lentement, il se remit à marcher, retraversa la rue et s'en retourna chez lui. Un coquet appartement au tout dernier étage d'un petit immeuble dans une des rues voisines. L'ascenseur étant une nouvelle fois en panne, il prit l'escalier qui lui parut, à ce moment-là, d'une hauteur infinie. Il n'avait d'habitude aucune difficulté à graver les cinq étages, mais là, chaque marche lui semblait plus éloignée que la précédente et l'ascension s'apparenta à un véritable calvaire.


Plusieurs fois il dut s'arrêter pour reprendre son souffle et essayer d'apaiser les violents coups de marteau-pilon qui lui défonçaient le crâne à chaque battement de cœur. Accroché à la rampe comme à une dernière bouée de sauvetage, en plein naufrage intellectuel, il parvint tant bien que mal à rejoindre le rivage de son palier qu'il pensait sécurisant.


Il retrouva péniblement les clefs de son humble logis et il entra, enfin soulagé de pouvoir se retrouver dans un endroit familier, d'où il pourrait faire le point et tenter de retrouver un semblant de sérénité. Mais en allumant la lumière, il trouva son intérieur complètement désordonné, comme si un ouragan répondant à un charmant prénom féminin (ce qui l'avait toujours amusé par le passé, mais beaucoup moins en la circonstance) était passé.


Il ne mit pas bien longtemps à comprendre qu'il avait été cambriolé, d'autant plus que télé, magnétoscope, chaîne hi-fi et CD-thèque avaient disparu. «Ce n'est pas possible... Même en plein centre-ville...», se lamenta-t-il, tout en se laissant glisser le long du mur du salon, le regard fixé dans le vide.


Assis au bord du tapis, adossé au mur, il lui prit une forte envie de pleurer et d'évacuer le trop-plein d'angoisses qui l'envahit à ce moment-là. Mais seules quelques larmes coulèrent de ses yeux rougis par la fatigue. Il resta là, plusieurs heures, prostré, incapable de réagir, incapable même d'en avoir seulement l'envie.


La nuit tomba lentement et c'est toujours avachi dans la même position que le sommeil le prit et l'emmena avec lui dans le monde des rêves. Il ne mit pas bien longtemps pour se retrouver une nouvelle fois dans ce somptueux décor lumineux auquel il était désormais habitué. C'était devenu comme une seconde demeure et il s'y sentait si bien que chaque réveil était pour lui comme un déchirement.


Une nouvelle fois, Elle lui apparut. Face à face, ils se contemplaient longuement, retardant au maximum l'instant magique du premier contact pour mieux en jouir après. Pourtant, contrairement à chaque fois où leurs lèvres finissaient toujours immanquablement par se toucher dans cette délicieuse sensation de douceur et d'humidité, elle se recula de quelques pas et se dirigea vers cette fameuse porte qu'il n'avait jamais plus revue depuis la première fois.


Elle était toujours ouverte et la Belle entra d'un pas aussi lent que décidé. Mais au lieu de disparaître comme elle le fit déjà, elle s'arrêta, se retourna lentement et tendit les mains vers lui. Viens... Viens avec moi... Jamais encore elle ne lui avait parlé et cette voix venue du fin fond du néant fut vraiment la plus belle qu'il lui eut jamais été donnée l'occasion d’entendre. De quoi rendre son ouïe à un sourd-muet d'admiration...


Il aurait bien aimé en entendre davantage, mais un bruit sourd beaucoup moins agréable le fit sursauter d'un bond et l'arracha à son profond sommeil. En rentrant chez lui, le voisin de palier avait maladroitement laissé tomber un gros sac par terre. La faible épaisseur des murs et la résonance du couloir avaient fait le reste.


«Viens... Viens avec moi...» Ces trois mots, inlassablement, résonnaient encore dans sa tête, à tel point qu'il ne savait plus trop s'il avait rêvé ou pas. Il faisait désormais nuit noire, mais la disparition de son radio-réveil sur sa table de nuit l'empêcha de tout de suite savoir l'heure qu'il était. Il ne portait pas de montre et décida rapidement que cela n'avait après tout aucune importance.


***


Complètement réveillé et libéré de son épouvantable mal de tête, il se leva, contempla à nouveau avec une grande désolation son bel appartement complètement ruiné, puis éteignit la lumière. Il resta, debout, dans le noir, quelques minutes, le temps pour lui de se rendre compte que la seule chose qui importait désormais à ses yeux était de retrouver une bonne fois pour toutes cette créature. Était-elle divine ou diabolique? Peu lui importait.


Il sortit de son appartement, claqua la porte derrière lui et dévala l'escalier, qu'il trouva tout de même plus agréable à pratiquer dans ce sens-là. Il se retrouva bien vite dans la rue et sur son élan, il se mit à courir pour rejoindre l'agence immobilière.


Il déboucha bien vite sur la grande avenue. Dans sa course effrénée, il réfléchissait au moyen le plus rapide de retrouver sa belle inconnue. La vue, au loin, des lueurs presque aveuglantes d'un camion circulant dans sa direction, lui apporta une réponse presque instantanément.


Sans la moindre hésitation, alors qu'il se trouvait presque en face de l'agence, il traversa la rue et se précipita vers le véhicule lancé à pleine vitesse. Le conducteur eut à peine le temps de commencer à freiner que le choc eut lieu, inévitable.


Projeté sur le trottoir à une dizaine de mètres de là, il ne resta cette fois-ci pas une seule seconde éveillé. Devant la violence de l'impact, certainement plus fort que la première fois, il ne pouvait en être autrement.


Alors que le sang commençait à couler de son nez et de ses oreilles, il se vit, flottant, traverser une infinité de paysages aux couleurs et aux formes infiniment variées, avant de s'échouer dans cette grande plaine colorisée qu'il connaissait presque par cœur.


Il avait réussi la première partie du voyage et, comme s’il n'avait jamais fait que ça, il se releva et courut à nouveau en avant, vers un quelconque indice qui lui indiquerait le bon chemin. De temps en temps, le décor semblait bouger et il avait du mal à garder son équilibre. «Dehors», une ambulance venait d'arriver et le transportait de toute urgence vers l'hôpital.


Les secouristes étaient on ne peut plus pessimistes, mais aussi faibles étaient-ils, les quelques signes de vie qu'ils parvenaient à déceler les obligeaient à garder espoir. Pour autant, le blessé était parfois bien secoué dans le véhicule, puis à l'arrivée dans le service des urgences. Comme la première fois, des bribes de conversation et des bruits divers parvenaient à son esprit. Il les entendait sans les écouter. Il n'en avait de toute façon pas le temps, bien trop occupé et bien trop pressé dans sa quête.


Il lui semblait courir depuis des heures, mais il n'en était nullement essoufflé ou fatigué. Il se sentait même de plus en plus léger, dans une forme physique qu'il n'avait pas souvent éprouvée, ou alors étant bien plus jeune. Le poids des ans n’alourdissait en rien ses foulées ni ne fatiguait ses poumons. Oui, vraiment, il flottait...


Il aperçut enfin la porte qui se dressait devant lui, toujours ouverte. Elle se tenait debout, dans l'entrée, les bras tendus toujours de cette même façon. Viens... Viens donc, répétait-elle à nouveau, avec toujours cette même douce et attirante voix, d'un mélodieux à rendre dissonant le plus réputé des chants des sirènes.


Il s'arrêta net, à quelques pas de l'entrée, regarda la Belle dans le blanc des yeux. Elle lui souriait comme jamais et cela l'émut au plus haut point. Il avança doucement vers elle, lui tendit la main qu'elle prit délicatement dans la sienne et elle le mena dans le passage.


Se retournant une dernière fois, il attrapa la poignée de la porte et, après avoir hésité une demi-seconde, la claqua derrière lui. Il n'entendit donc pas le strident sifflement du monitoring de la salle de réanimation qui venait d’égarer le dernier signe de vie.


Il était définitivement parti et peu importe où cette femme l'emmenait. Enfer, Purgatoire ou Paradis... Il savait qu'il venait enfin de trouver son vrai bonheur et plus rien ne pourrait désormais l'empêcher de le vivre à sa guise.



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