Le pays s’apprête à connaître un changement radical de gouvernance politique, avec une coalition à trois (DP, LSAP, Déi Gréng) inédite. «Tout a une fin, sauf les saucisses qui en ont deux», avait plaisanté, en janvier dernier, Jean-Claude Juncker, aujourd’hui Premier ministre déchu. La perspective de la disparition du CSV aux plus hauts niveaux de l’État n’effraie pas les décideurs économiques.
N ous allons vous parler d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Les moins de 30 non plus, d’ailleurs. Le Grund en ce temps-là n’accrochait pas grand-chose d’autre que la misère sous ses fenêtres et les vaches ruminaient paisiblement sur le plateau du Kirchberg.
Depuis 34 ans, exactement, le Luxembourg n’a jamais connu autre chose qu’un gouvernement formé avec un parti chrétien social tout puissant, avec un nombre de sièges à la Chambre oscillant entre 19 (en 1999, son deuxième plus faible total historique) et 26 (en 2009). Le phénomène est même encore plus fort si l’on considère que, hormis cette parenthèse 1974-1979, et une autre en 1925-1926, le CSV a toujours dirigé les coalitions gouvernementales en place depuis l’instauration des élections au suffrage universel en 1919…
Il aurait pu encore en être ainsi au lendemain du scrutin anticipé du 20 octobre dernier, au terme duquel le CSV est sorti vainqueur autoproclamé, quoique diminué par rapport à 2009. Avec 34,05% des suffrages exprimés (score calculé par TNS Ilres quatre jours après les élections, et corrigeant les résultats officieux nationaux communiqués par le gouvernement), les chrétiens sociaux y ont largement devancé les socialistes (19,21%, ce qui constitue leur plus mauvais score depuis 1945) et des libéraux (19,07%).
Sur les 106 communes que compte le pays, seules sept (qui «pèsent» au final quelque 8% du nombre total de votes exprimés) n’ont pas été «remportées» par le parti chrétien social. Les poches de résistance se trouvent surtout dans le Nord (Boulaide, Schieren et Troisvierges, où le DP a pris le dessus, et Wiltz, où les socialistes restent majoritaires) et au Sud (les votes à Rumelange et à Dudelange sont toujours majoritairement LSAP). À Mondorf, enfin, le DP a cartonné, en gagnant près de 12 points (de 21,2% à 33,1%), alors que le CSV s’érodait de 36,9% à 31,1%.
Un simple regard superficiel sur ces chiffres comparés à ceux du suffrage précédent donne évidemment une tout autre grille de lecture. Le CSV, qui avait culminé à 38,04% en 2009, apparaît donc «affaibli», alors que le DP, qui était tombé à moins de 15%, est en net regain de forme, atteignant un niveau qu’il n’avait plus connu depuis 1999.
Concrétisée, au niveau de la répartition des sièges à la Chambre des députés, par une «perte» de trois sièges (de 26 à 23) pour les chrétiens sociaux, par un «gain» de quatre places (de 9 à 13) pour les libéraux et par un statu quo des socialistes (13), cette lecture purement mathématique est de nature à consacrer le DP en «vainqueur» et le CSV en «perdant» de ce scrutin, avec tous les guillemets d’usage, compte tenu du rapport de force existant.
Ambiance de putsch au CSV
Ce n’est certainement pas aux chrétiens sociaux que l’on va évidemment apprendre que les premiers peuvent parfois être les derniers. Jean-Claude Juncker, fort de près de 56.000 suffrages exprimés au Sud sur son nom, pouvait légitimement penser rempiler pour un nouveau mandat – qui l’aurait porté, en janvier 2015, à 20 ans de règne à la tête de l’exécutif luxembourgeois – et choisir, selon la même logique des chiffres, le parti des «bleus» comme partenaire de coalition. Mais avec quelque 11.000 voix de moins par rapport à 2009, le Premier ministre, lui aussi, a vu ses ailes un peu plombées en même temps que Xavier Bettel surfait, au Centre, sur un formidable élan de popularité et gagnait plus de 12.000 suffrages pour un total de 32.064 voix.
Entre un patriarche quelque peu déclinant et un jeune loup galopant, la victoire a finalement choisi son camp, aidée, il est vrai, par la froideur des chiffres. Les 23 sièges remportés par le CSV n’ont donc pas fait le poids devant les 32 mandats additionnés par le DP (13), le LSAP (13) et Déi Gréng (6).
Ces derniers, un peu déconfits au soir du 20 octobre, ont eu, du même coup, moins de raisons de pester contre un système électoral qui leur avait fait perdre un siège au Centre, avec un score en repli de 1,1%, quand le CSV, en chute de plus de six points dans le Nord, était parvenu à conserver le même nombre de députés. L’occasion aussi pour François Bausch, dont la performance personnelle était bien pâle (avec une forte baisse de 17.510 voix en 2009 à 11.598 cette année), de retrouver de vives couleurs dans le rôle de chaînon indispensable permettant de déboulonner la statue CSV.
La chute de la maison orange est d’autant plus brutale qu’à aucun moment elle n’a été consultée par le parti libéral avec qui il aurait été possible de former une coalition «classique» qui aurait alors réuni une confortable majorité de 39 sièges.
Une attitude qui n’a évidemment pas du tout plu au CSV, mais pas non plus à quelques cadres libéraux, à commencer par Charles Goerens, confortablement élu dans le Nord (avec 17.523 suffrages, le plus fort total de voix, tous partis confondus, dans cette circonscription). Plutôt favorable à de telles discussions avec le parti chrétien social, il a finalement choisi de rester député européen à Strasbourg, alors qu’il représentait un atout de poids dans le schéma du DP. «Le fait qu’il n’y ait eu aucune discussion m’a surpris, témoigne d’ailleurs le CEO d’une des plus grandes banques du pays. Pour ce nouveau gouvernement à trois, mener de telles discussions avec le plus grand parti du pays aurait eu pour effet de fortifier cette coalition.»
Arguant du fait qu’il n’y avait de toute façon pas d’autres choix pour une future coalition, Xavier Bettel a donc choisi la manière forte, soutenu implicitement par un LSAP arrivé au même nombre de sièges et dont la tête de liste, Étienne Schneider, a rapidement laissé le champ libre au président du DP pour briguer la fonction de Premier ministre qui lui tend les bras. «Ce ne sont pas les hommes qui sont importants, ce sont les idées», s’est-il justifié, alors que lui aussi avait revendiqué, haut et fort, la place à l’Hôtel de Bourgogne.
C’est, du reste, dans la nuit qui a suivi les élections que le ministre de l’Économie sortant a, lui-même, initié le processus de coalition à trois, mettant Bettel en première ligne. Une façon, aussi, de contraindre le Grand-Duc à nommer, quelques jours plus tard, non pas un formateur (un rôle que Juncker avait déjà tenu trois fois depuis 1995), mais d’abord un informateur «neutre». Ce fut le président de la Cour administrative, Georges Ravarani, dont la mission dura une journée avant que Xavier Bettel ne se voie confier le rôle de formateur.
Des manœuvres internes au CSV auraient cependant amené des hauts dirigeants du parti à tenter une approche auprès du DP en vue de former une coalition dont Jean-Claude Juncker aurait été purement et simplement écarté. Une tentative de putsch, révélée par paperJam.lu dès le mercredi 23 octobre, évidemment qualifiée de grand «n’importe quoi» par Michel Wolter, le président du parti chrétien social, mais jugée «possible» par Xavier Bettel, lequel indiquait cependant ne pas avoir été directement approché dans cette optique.
Le choc
La personnalité même d’un Premier ministre en poste depuis 18 ans a évidemment été un terreau fertile aux envies de «changement» d’une large partie de la classe politique, y compris au sein de son propre parti. L’histoire retiendra-t-elle davantage l’arrogance légendaire du personnage que son charisme et sa connaissance profonde des dossiers?
Dans le cas présent, son irremplaçable expérience européenne ne lui aura été d’aucun secours lui qui, par ses interventions et sa médiation, a sans doute sauvé la tête de plus d’un dirigeant politique européen dans son pays. Sa mise à l’écart ne peut évidemment pas laisser indifférent. «Ce fut un peu un choc de l’apprendre. Certains d’entre nous ont dû prendre un double scotch pour digérer l’information», raconte même l’avocat Paul Mousel (Arendt & Medernach) cité par le Financial Times…
La tenue, le vendredi 25 octobre, d’une conférence de presse à laquelle Michel Wolter et Claude Wiseler (président et vice-président) ont participé, sans même que Jean-Claude Juncker (alors à Bruxelles pour ce qui fut son dernier sommet européen) ne soit au courant de cette initiative, ne peut évidemment que renforcer l’impression de malaise au sein du CSV. On était alors très loin du «Mir mam Premier» scandé haut et fort le soir même des funestes débats parlementaires du 10 juillet ayant précipité la chute de la coalition gouvernementale.
Pendant un peu plus de sept minutes, lors de ce point presse du 25 octobre, M. Wolter n’a pas manqué de marteler que le CSV restait le premier parti du pays et qu’une coalition bleue, rouge et verte relevait, ni plus ni moins, d’un coup de «marchands de bestiaux» des trois rivaux contre les «petites gens».
On notera qu’à l’échelle, plus modeste, des communes, les chrétiens sociaux ont pourtant eux-mêmes eu recours à de telles coalitions. Et Michel Wolter, autant que Laurent Zeimet (secrétaire général du parti) le savent sans doute mieux que quiconque. Le premier a conservé, en 2011, son siège de bourgmestre à Käerjeng et le second a conquis celui de Bettembourg en s’alliant avec les Verts, alors que les socialistes avaient, dans les deux cas, remporté les élections… Une version contemporaine de l’arroseur arrosé, en quelque sorte.
La société civile impliquée
Le pays s’apprête donc à vivre sans le CSV dans le gouvernement, ce qui ne peut que ravir tous les partisans d’un «changement» dans la vie politique en général et dans les mentalités en particulier. Faut-il s’attendre à une réelle révolution? Il est évidemment encore trop tôt pour porter un jugement sur un programme de coalition qui, à l’heure où nous bouclions cette édition de paperJam, n’était pas encore écrit.
L’avènement, en 1974, d’un gouvernement DP-LSAP fut l’occasion de bon nombre de bouleversements économiques et sociétaux, au plus fort de la crise sidérurgique qui frappa le pays. C’est sous l’ère du Premier ministre Gaston Thorn que fut ainsi créé le comité de coordination tripartite, pilier d’un «modèle social luxembourgeois» particulièrement malmené ces dernières années.
C’est aussi dans cette même période qu’a été accélérée la politique de diversification économique, avec la création de la Société nationale de crédit et d’investissement (SNCI) et mis en œuvre quelques réformes sociétales d’importance. On se rappelle notamment de l’introduction de la cinquième semaine de congés payés, la généralisation de l’échelle mobile des salaires et traitements, la création d’un Fonds de chômage, la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse ou encore l’abolition de la peine de mort.
Doit-on s’attendre à des décisions aussi marquantes au cours des cinq prochaines années? «Il était nécessaire qu’il y ait un vrai changement du décor politique, qui aille au-delà du simple remplacement d’un partenaire de coalition junior par un autre, estime un dirigeant d’entreprise fortement impliqué dans certaines institutions et fédérations nationales. Le pays mérite une réflexion et une remise en cause plus profonde. On vit des temps aventureux et mieux vaut le faire avec une nouvelle conception de la politique, plutôt que de donner à une vieille conception des faux airs de nouveauté.»
Les chantiers ne manquent évidemment pas, autour de la pérennité du modèle économique et social et de la problématique des pensions. Pour mieux cibler tous ces enjeux-clés, pas moins de huit groupes de travail ont été constitués autour des délégations des trois partis négociants. La «société civile» y est largement représentée, au-delà de la seule présence – fortement symbolique – d’Alain Kinsch, le managing director de la firme de conseils et d’audit EY, invité dans la délégation de négociation du DP. Le nom de Kik Schneider, toujours pour le DP, dont il est un des maîtres à penser, figure aussi parmi les membres du groupe de travail consacré aux finances et à la place financière.
«Ces discussions et ces réflexions se font vraiment sans aucun esprit dogmatique. Les débats sont vraiment très ouverts, y compris sur des sujets où l’on aurait justement pu croire que le dogme prime», témoigne un des participants au groupe de travail «Économie». «Pour la première fois, je reçois des demandes de la part de ces représentants de la société civile qui souhaitent prendre connaissance de certains dossiers techniques, note par ailleurs un important dirigeant d’entreprise luxembourgeois. C’est une démarche d’ouverture forcément intéressante qui montre un état d’esprit différent.»
Si la perspective d’un gouvernement sans ministre chrétien social suscite autant de curiosité que d’espoirs (pour certains) et d’inquiétudes (pour les autres), personne ne s’attend – ou ne veut croire – à un grand coup de balai donné sur «l’État CSV» mis en place au fil des années dans les principaux rouages des administrations publiques.
«Le Luxembourg n’a pas une tradition axée sur des hommes-clés portés par une carte politique, témoigne un directeur de banque de la Place. Nous avons la chance d’avoir de brillants serviteurs de l’État qui agissent avant tout dans l’intérêt du pays. Des gens comme Yves Mersch ou Gaston Reinesch n’ont pas profité de favoritisme, à titre personnel, pour un parti ou un autre. Je ne pense pas que l’on assistera à de grands départs.»
En même temps que de nouvelles têtes, c’est, en grande partie, une nouvelle génération qui va prendre les commandes du pays dans quelques semaines. Avec, forcément, des idées et une approche différente. «La situation du pays est telle qu’on ne pas jouer avec l’avenir du pays, prévient ce CEO de banque. Je suis convaincu de l’importance de l’apport de certains anciens cadres tels Asselborn (LSAP, ndlr), Grethen ou Polfer (DP, ndlr) pour apprendre la direction des affaires aux plus jeunes.»
Entré au gouvernement en 1982 en tant que simple secrétaire d’État, Jean-Claude Juncker n’a jamais siégé sur les bancs de la Chambre en tant que député. Il y a un début à tout, au même titre que «tout a une fin, sauf les saucisses qui en ont deux». Il l’avait dit en quittant ses fonctions à la tête de l’Eurogroupe en janvier dernier. Sans doute n’imaginait-il pas atteindre moins d’un an plus tard, à son corps défendant, le second bout de cette saucisse. À charge pour le futur gouvernement d’éviter une indigestion au pays.
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