Cela fait combien de temps que je suis dans cette chambre d’hôpital? Trois mois, douze jours et quelques heures pour être le plus précis possible. Si j’avais le bras assez long, je rayerais chaque jour d’un trait de crayon sur le mur, mais je n’ai pas de crayon non plus.
Dois-je me plaindre? Je fais partie de l’élite mondiale. En moyenne, seul un individu sur trois millions présente les mêmes symptômes et les mêmes analyses sanguines apocalyptiques que moi. Suis-je un privilégié? Ou un méga-poissard? Je n’ai pas encore décidé dans quel camp je me place. Pour l’instant, je m’accroche aux signes qui me confirment que je suis bien en vie, même si, objectivement, c’est plutôt le monde extérieur qui est accroché à moi avec tout ce qu’il faut de tuyaux et de perfusions.
À l’intérieur, c’est la pagaille la plus complète. Rien ne fonctionne correctement dans mon sang et il en va de même pour certains organes, alors que d’autres, heureusement, ont choisi la résistance, la rébellion… L’enveloppe corporelle est encore intacte. Quant au contenu, on est plutôt dans l’ambiance tambour de lave-linge.
Le bâtiment est calme, ce soir. Il faut dire qu’un 24 décembre, après 22h00, ce n’est pas forcément l’ambiance grosse teuf dans les couloirs de l’unité de soins intensifs. Pas plus que les autres soirs, d’ailleurs.
J’essaie de trouver un peu de sommeil, en dépit des bips et des vibrations assourdissantes des appareils qui m’entourent. Si je devais faire un vœu unique, à l’instant, et ne rêver que d’un seul et unique cadeau, ce serait de pouvoir tout débrancher pour rentrer chez moi et retrouver ma petite famille et mes enfants qui s’apprêtent à réveillonner sans moi.
Bien sûr, je les ai vus tout à l’heure, et je les reverrai sans doute demain, mais ce n’est pas pareil. J’ai le moral à marée basse, alors que des vagues d’eau salée me troublent la vue et me mouillent les joues.
C’est à peine si je l’ai entendu arriver. La porte de la chambre s’est discrètement ouverte, puis refermée derrière un gros infirmier barbu qui m’est inconnu. Si on me disait qu’il s’agit d’un ogre venu me dévorer tout cru pour mettre fin à mes tourments, je le croirais sur parole.
Il vient pour tripoter, avec agilité, des aiguilles, des cathéters et autres petit flacons remplis de divers liquides qui, avec beaucoup d’imagination, pourraient laisser croire qu’il s’agit de champagne. L’ivresse en moins.
Je ne pense pas l’avoir jamais vu, mais sa tête et sa silhouette me disent pourtant quelque chose. En même temps qu’il fait son œuvre, il prend de mes nouvelles.
Je ne peux que lui exprimer tout mon cafard de l’instant, ce qui rouvre instantanément les vannes lacrymales. Il pose une grosse main sur la mienne et, de l’autre, remet affectueusement une mèche de cheveux qui joue les rebelles sur mon front.
– Ca va aller, ne vous en faites pas, tente-t-il de me rassurer. La médecine n’arrive pas toujours à tout expliquer. Ni certaines maladies, ni certaines guérisons. Pensez à la guérison plutôt qu’à la maladie et ça vous aidera sûrement! Je vous ai mis un petit sédatif, léger, pour que vous puissiez vous endormir. Je suis sûr que demain, vous vous sentirez mieux.
C’est à peine si j’ai le temps de le dévisager encore une fois pour essayer de me rappeler où, quand et comment j’aurais pu avoir déjà eu l’occasion de le croiser, que les composants soporifiques de sa préparation font effet. Je m’endors très rapidement du sommeil du juste, laissant à mon sang et à mes organes le champ – de bataille – libre pour une nouvelle nuit encore.
Je ne peux pas décrire pourquoi ni comment, mais au réveil, aux aurores, j’ai une étrange sensation d’apaisement. De bien-être. Suis-je déjà mort, aidé par ce gros nounours barbu dont l’image me hante encore? Je n’ai pas le temps de m’appesantir sur le sujet que l’infirmière de garde me prélève quelques centilitres supplémentaires de sang pour l’analyse quotidienne des constantes.
Je la laisse faire et je me laisse aller, à demi-endormi. Quand je la vois revenir une heure plus tard, je m’étonne. C’est rare que ses visites soient si rapprochées. «On a eu un petit souci avec vos analyses de tout à l’heure, je refais un prélèvement», m’indique-t-elle. Allez-y, prélevez! Prélevez! J’ai encore quelques litres à votre disposition.
Un «petit souci»? Me voilà donc entré dans une nouvelle phase d’évolution de la maladie? Inattendue? Je m’attends au pire. Je n’ai rien d’autre à attendre, à part un jour et une heure de sortie, mais qui sont totalement hypothétiques pour l’instant.
Lorsque le médecin-chef du service, en personne, revient une demi-heure plus tard, je m’apprête à passer un nouveau moment cruel. Celui où l’on va m’expliquer que les globules machin n’ont plus assez de plaquettes pour freiner l’infection bidule et que même en allant chez Midas pour tout faire réviser, je ne m’en sortirai pas.
– Monsieur, je ne sais pas comment vous le dire, commence-t-il, entouré de deux infirmières et d’un interne aux yeux rougis par 19 heures consécutives de garde…
Vas-y mon gars, je suis prêt. J’ai vidé le stock de larmes hier soir, je ne pense pas que je serai capable d’en reproduire de nouveau.
– Est-ce que vous croyez au paranormal? Au surnaturel?
Posée par un médecin surdiplômé, dont les murs du bureau ne sont pas assez grands pour y coller toutes les compétences et spécialisations, cette question ne manque pas d’un certain intérêt!
– Nous allons faire des analyses complémentaires plus poussées, poursuit-il sans me laisser le temps de répondre à sa question. Mais nous sommes en présence d’un phénomène que je ne m’explique pas. Toutes vos analyses de sang sont normales. Impeccables. Celle d’un homme dans la force de l’âge, en pleine forme. Ou alors, nous sommes en train de vivre un miracle de Noël. Je ne vois pas d’autre explication.
Les mots se bousculent dans mon cerveau. Mes neurones n’ont plus été soumis à un tel bombardement d’informations simultanées depuis trop longtemps. Mais à voir le sourire ébahi du médecin chef, des deux infirmières et de l’interne, je me dis que je n’ai pas rêvé et que j’ai bien entendu ce que j’ai entendu.
Un peu sonné, je laisse basculer ma tête vers la gauche, ce qui me permet d’apercevoir le couloir de l’autre côté de la porte de ma chambre laissée ouverte. J’y vois passer un homme de forte corpulence, à la barbe foisonnante, habillé d’un manteau rouge et portant sur ses épaules un énorme sac à dos. Il tourne dans ma direction sa tête couverte d’un bonnet rouge et m’adresse un clin d’œil appuyé avant de disparaître de ma vue.
Ouvrez les autres cases!!
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