Un tapis qui roule. Un levier à tirer pour l’arrêter. Une molette à tourner pour caler le boîtier. Un bouton sur lequel appuyer pour activer la machine à riveter. La même molette à tourner dans l’autre sens pour libérer le boîtier. Le même levier à pousser pour redémarrer le tapis roulant. Jusqu’à l’arrivée du boîtier suivant. Merci, Monsieur Henry Ford, d’avoir inventé le travail à la chaîne.
Depuis trois jours, je vois défiler sous mes yeux tous ces jolis boîtiers gris métallisés qu’un petit camarade, quelques mètres à ma gauche, a pris grand soin de façonner avant moi en poussant d’autres leviers, en tournant d’autres manettes, en poussant d’autres boutons. Et un autre petit camarade en fera de même, quelques mètres plus loin à droite, pour assembler ce boîtier dans un autre mécanisme qui poursuivra son petit chemin roulant jusqu’à cette belle boîte de rangement aux couleurs dorées et argentées. Ce sera le terminus de son voyage en première classe dans l’usine, avant son expédition pour ailleurs.
Dans cette petite usine du nord du pays, d’aussi loin que remonte ma mémoire, il a toujours fait chaud, toujours fait sec et toujours fait bruyant…
Au plafond, haut d’une dizaine de mètres, des rangées de tubes au néon, alignés comme les sillons d’un champ fraîchement labouré, déversent sur la grande salle de production une lumière blafarde et froide, qui contraste avec la température parfois excessive qui règne dans ces lieux. Plus que jamais, aujourd’hui, où l’activité a passé la surmultipliée et la cadence s’est emballée. Tout doit être impérativement clôturé pour ce soir. La bonne nouvelle, c’est que la journée ne fait que commencer. La mauvaise nouvelle, c’est que la journée devant nous s’annonce bien longue…
Un tapis. Un levier. Une molette. Un boîtier. Un bouton. Une molette. Un levier... Ce pourrait être un jour d’hiver comme un autre, mais ça ne l’est pas. Le calendrier à moitié moisi, accroché par je ne sais quel miracle d’équilibre sous la fenêtre avec un vieux clou rouillé, est là pour le rappeler: aujourd’hui, c’est le 24 décembre. Jour de la Sainte-Adèle, grand-mère de Saint-Grégoire d’Utrecht… sans doute une époque où la sainteté était héréditaire.
Nous, besogneux ouvriers, sommes bloqués dans notre usine: interdiction formelle d’en sortir, depuis la prise de service il y a trois jours, jusqu’à nouvel ordre. La grande porte d’entrée de l’atelier est gardée par deux sbires qui se relaient nuit et jour et ne l’ouvrent que pour laisser passer le — maigre — ravitaillement. Une seule pause toilette est tolérée toutes les quatre heures et les fumeurs sont priés de s’abstenir. Les restrictions seront appliquées tant que toutes les commandes ne seront pas été honorées.
Nous voilà donc condamnés à mettre les bouchées doubles, passer la triple vitesse pour accélérer le mouvement et avancer quatre à quatre pour atteindre cet objectif.
Aucun retard ne sera toléré, le grand patron nous l’a dit et répété plus que de raison. Il a été intraitable sur le sujet. Comme jamais il ne l’a été.
Un tapis. Un levier. Une molette. Un boîtier. Un bouton… et puis non. Pas de molette. Pas de levier. J’ai baissé la tête depuis trop longtemps. Je ne marche pas. Je ne marche plus. Cette fois, il a suffi d’une remarque déplacée, d’une intonation inadaptée et de mots maladroits du contremaître pour que la belle mécanique humaine s’enraye. La petite goutte d’eau qui fait déborder mon vase. Je décide soudain de tout arrêter, sans préavis. Dans le même geste spontané, tous les préposés à la chaîne de montage, arrimés à leur outil de travail comme peuvent l’être des moules sur leur bouchot, décident de m’emboîter le pas et de débrayer à leur tour.
En quelques secondes, le brouhaha incessant et lancinant devient silence. Un mélange d’incrédulité et de crainte peut se lire sur tous les visages. Personne ne sait jusqu’où ce mouvement spontané va nous mener, mais chacun est conscient que ces minutes perdues sur la chaîne de montage vont devenir des heures de retard au bout du processus de livraison. Et des heures de retard un 24 décembre, non, ce n’est pas concevable.
Le contremaître lui-même n’en croit pas ses yeux. Jamais, depuis toutes ces décennies à contremaîtriser ce qu’il peut, tant bien que mal, il n’a vécu un tel scénario. Mais il n’a pas le temps de chercher dans les méandres de son cerveau trop rudimentaire les connexions neuronales capables d’initier un semblant de réaction que le grand patron, en personne, surgit de son bureau.
Dérangé par le silence assourdissant de son usine devenue inerte, il est là, en haut de son petit escalier, dans son habit de lumière. Informé par le contremaître de l’origine de cette situation inédite, il me désigne du doigt et me fait signe de monter sans délai dans son petit bureau.
S’ensuit alors un vif échange d’homme à demi-homme — son volume corporel est certainement le double du mien — qui semble le déstabiliser au fil des minutes. Il n’a pas l’habitude d’une telle résistance et bien vite, sa belle assurance s’effrite, sa carapace se fend. Comme si David terrassait une nouvelle fois Goliath.
La pression de ce jour spécial de l’année, les demandes toujours plus importantes et les moyens toujours plus limités avaient finalement eu raison de sa raison. Ce qui, par le passé, ressemblait à une joyeuse petite entreprise familiale, avait basculé dans le gigantisme et la course au rendement et à la performance. Lui-même avait sombré dans le côté obscur de la force, obnubilé par la seule obligation d’être au rendez-vous au jour J et à l’heure H.
Derrière ses grosses joues un peu rouges — pas uniquement à cause de la chaleur ambiante — ses petits yeux s’embuent peu à peu. Inexorablement. Irrésistiblement. Définitivement. Le voilà redescendu de son étoile noire, soudain conscient d’avoir, cette fois, poussé le curseur trop loin. Il finit par me prendre avec autant d’affection que de vigueur dans ses gros bras. Je me dis, l’espace d’un instant, que s’il continue à me serrer comme ça, je vais ressembler à un sachet de gressins coincé au fond d’un cabas de courses sous un pack de bouteilles d’eau minérale…
Il finit par reconnaître que cette décision de nous retenir ici est la plus grosse bêtise qu’il ait jamais faite dans sa vie et c’est tout juste s’il n’implore pas mon pardon à genoux. J’en suis extrêmement gêné et m’évertue à le rassurer: quelques mots d’excuses et d’encouragement prononcés à l’ensemble des ouvriers devraient suffire à apaiser tout le monde.
Reprenant place en haut de son petit escalier, dans son habit de lumière, il commence un vibrant plaidoyer, d’une voix puissante à faire trembler tous les murs de l’usine. Les mots employés, aussi, sont forts et l’émotion gagne petit à petit toute l’assemblée.
La promesse, sincère, d’une «libération» immédiate, d’une prime exceptionnelle et d’une semaine de vacances offerte dans la foulée si tout le monde se remet au travail, finit par déclencher une salve d’applaudissements et de cris de joie. Une allégresse qui dure trois bonnes minutes avant que le calme ne reprenne le dessus. Les étoiles brillant dans les yeux de mes collègues que je peux croiser en redescendant l’escalier en disent long sur leur reconnaissance et leur soulagement.
Une molette qui tourne pour libérer le boîtier. Un levier que je pousse pour redémarrer le tapis roulant. Comme soulagée de cette issue positive, la chaîne se remet bruyamment en branle.
Et moi? Je plane plus que jamais sur mon nuage, désormais auréolé d’une aura exceptionnelle auprès de mes camarades. Tous sont prêts à m’ériger une statue digne de mon nouveau statut de fin négociateur. Maintenant, quand je mettrai un pied devant l’autre pour marcher, je pourrai garder la tête haute. Cette fois, il y aura un avant et un après et aucun des deux ne se ressemblera.
Au fond, peu importe si les enfants du monde entier n’apprennent jamais que c’est sans doute grâce à moi que l’atelier du Père Noël a continué à fonctionner ce 24 décembre.
(NB: certains fidèles lecteurs auront remarqué que cette nouvelle est une version courte de celle publiée dans le recueil «Tomber les masques»)
Ouvrez les autres cases!!
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