Voici, en avant-première, une nouvelle inédite, extraite du recueil «Tomber les masques», qui paraîtra fin juin 2021.
Il fait beau, il fait chaud et un parfum d’Histoire flotte dans l’air. Sauf qu’un tel parfum ne sent rien, en fait. Pas plus qu’un stade qui peut contenir jusqu’à 80 000 spectateurs. L’heure matinale y est sans doute pour beaucoup. J’espérais que cela ferait un boucan d’enfer, mais même pas… Cela m’a saisi à peine le sac posé dans le vestiaire. Pas le moindre bruit venu de l’extérieur. Comme si ce vestiaire était totalement coupé du monde et que rien ne s’y passait. Même pas un soupçon de petite odeur de camphre ou d’huile de massage. Rien d’autre que le propre, l’aseptisé.
Mais ce n’est qu’une question d’heures, de minutes peut-être. Car il va s’en passer des choses ! Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres: ce n’est, ni plus ni moins, que le début des épreuves d’athlétisme des Jeux Olympiques. Excusez du peu !
Dire que ça fait quatre ans que j’attends ce moment ! Quatre ans depuis la dernière édition, où j’avais franchi le stade des qualifications, mais n’avais guère brillé en finale. La cérémonie protocolaire et la remise des médailles, je ne les avais vues que de très loin. Je n’en avais éprouvé ni rancœur ni jalousie. L’objectif était d’y être, de participer et il avait été atteint, pour la plus grande satisfaction des sponsors et des entraîneurs et, accessoirement, de mon ego qui n’avait plus été à pareille fête depuis bien longtemps. Peu importe si je n’avais pas été plus vite, plus haut ni plus loin que les autres. J’y étais, et cela avait largement suffi à mon bonheur.
Les quatre années qui ont suivi, il avait fallu tout de même reprendre à zéro tout le parcours du combattant pour regagner une place au soleil. Pas de passe-droit ni de tour gratuit, personne n’avait, de toute façon, décroché aucun pompon. Cela avait commencé avec les meetings régionaux, puis les championnats nationaux, d’Europe, du Monde… Avec, comme unique objectif, celui d’atteindre les minima imposés pour faire partie du casting olympique. Ce fut fait, non sans mal, lors de la dernière compétition à laquelle j’avais participé. C’était du quitte ou double et ce soir-là, comme en état de grâce, ce fut double.
Tout s’était parfaitement bien enchaîné: les conditions météo idéales et la légèreté de l’ambiance générale avaient grandement aidé. L’entraînement intensif des jours précédents et l’adrénaline du moment présent avaient fait le reste.
Alors forcément, je savoure ce jour particulier, surtout que je sais très bien qu’il n’y aura pas de séance supplémentaire dans quatre ans. Gagner confortablement sa vie en la passant dans des stades d’athlétisme, c’est réservé à une élite qui court très vite ou bien qui saute très haut. Pour les besogneux comme nous, c’est autre chose. Le lancer de poids ne fait pas souvent rêver les foules. Et encore moins les mécènes.
Même notre terrain de jeu est réduit à la portion congrue. Là où les plus fins s’éclatent sur des pistes de 400 mètres de long ou sur des sautoirs bien aérés avec des gros matelas particulièrement moelleux à l’autre bout, nous devons nous contenter d’un cercle de deux mètres dix de diamètre — c’est-à-dire sept pieds, merci aux Américains, inventeurs des règles de base ! — et d’une bande de gazon qui ne va guère plus loin qu’une trentaine de mètres… Ce n’est pas trop l’image que l’on se fait du paradis sur terre.
Et je ne parle pas des faveurs esthétiques dont nous sommes privés à tout jamais. Des canons de la beauté, nous n’avons pris que les boulets. Plutôt ronds et lourds. Pas de quoi vraiment faire fantasmer les ménagères de moins de 50 ans ni susciter des vocations chez les jeunes générations qui ont le courage de franchir les grilles d’entrée des clubs d’athlétisme.
Et pourtant, dans la famille des Dieux du stade, nous avons toute notre place. Et pour rien au monde je ne voudrais la changer. L’excitation des derniers moments de calme dans le vestiaire, la magie de l’instant lorsque la sortie du couloir donne directement dans le stade, la vision de la vasque dans laquelle brûle cette flamme olympique haute en symboles: tout cela n’a pas de prix.
Bien sûr, à l’heure des qualifications, la foule est plutôt clairsemée dans les tribunes. Et plus rares encore sont les spectateurs qui se trouvent du «bon» côté, celui où nous sommes cantonnés, au bout du bout du terrain. Mais ce soir, à l’heure où se disputera la finale de ce concours du lancer de poids, les sièges vides se compteront sur les doigts d’une main et ce sont presque 160 000 fesses qui n’auront d’yeux que pour tous ces coureurs, sauteurs et lanceurs qui se partageront l’affiche.
En attendant, il n’est que 10 heures du matin. Les restaurants des hôtels sont encore bien bondés pour le petit-déjeuner, pendant que les fêtards de la veille sont toujours dans les bras de Morphée. Dans le village olympique, en revanche, à quelques minutes de là, l’activité est déjà intense. Hormis les éliminés ou ceux déjà médaillés, qui se sont autorisés quelques petits extras avant de devoir faire leurs bagages aujourd’hui, rares sont ceux qui ont choisi l’option grasse matinée. Un sportif de haut niveau, ça ne traîne pas au lit. Même sans l’obligation de se retrouver au stade olympique dès 9 heures.
Le soleil est déjà monté bien haut dans le ciel azur et il n’en a pas terminé avec son ascension estivale. Sur le plancher des vaches, au cœur de l’arène, se débattent les décathloniens. Ils vont exécuter, toute la journée, la moitié de leurs travaux d’Hercule et ils remettront ça dans la joie et l’allégresse dès demain.
De l’autre côté du stade, voilà les sauteuses en hauteur. Avec leur physique hyper-longiligne, façon fil de fer. Dépourvues de toute forme superflue, elles affichent un indice de masse graisseuse proche du zéro absolu… Il faut de tout pour faire un monde.
Évidemment, le contraste avec les lanceurs, qu’ils soient de poids, de disque ou de javelot, est plus que saisissant. Les belles et les bêtes… Les gros nounours et les frêles gazelles… Ils n’oseraient pas en serrer une dans leurs bras, ils auraient trop peur qu’elle se casse. Ça ferait un peu trop désordre.
Assez rapidement, pourtant, tout ce décor disparaît. Les clameurs s’estompent. Même les cris de joie ou de rage des autres athlètes réussissant leur essai ou échouant dans leurs tentatives se mettent en mode silence. En même temps que le sort, les premiers poids vont bientôt être jetés. L’heure est à la concentration, à la dissolution de l’atmosphère ambiante dans son propre univers, au contrôle de la respiration et des émotions.
Je suis là, fidèle à mon poste, prêt à payer de ma personne pour aller chercher l’exploit improbable. Et rien n’est laissé au hasard: chaque geste devient millimétré, répété, peaufiné. Les pensées parasites prennent la porte, expulsées du cortex cérébral. Le champ de vision, lui, se réduit désormais à ce cercle de béton de sept pieds de diamètre et à la zone d’herbe attenante en direction des tribunes du virage opposé. Tout le reste autour n’existe plus, y compris le poids des maux.
Le cérémonial est immuable, que ce soit dans un stade perdu en rase campagne ou bien dans cet immense vaisseau de béton et d’acier: le survêtement qui tombe ; la combinaison moulante bien ajustée ; le passage obligé par le petit sachet de magnésie, pour un maximum d’adhérence ; la boule de métal prise en mains, cajolée, caressée, portée à la jonction de l’épaule et du cou dans un geste qui, à chaque fois, me ferait presque frissonner si le contexte s’y prêtait.
Dos à l’aire d’atterrissage, la position est invariablement la même: jambe d’appui fléchie et corps recroquevillé, avant que toute la machine ne se mette en route, dans un leste, mais énergique glissement vers l’arrière, accompagné d’une brusque rotation du buste en direction de la terre promise. Le mouvement est d’une fluidité parfaite, à la limite de la grâce, en dépit du quintal de chair déplacé. Le regard planté dans le ciel, à la recherche d’un objectif imaginaire au-delà de l’horizon, le bras droit se détend comme un ressort, propulsant une sphère métallique de 7,26 kg ainsi libérée de son entrave. On dirait presque Spoutnik, les antennes en moins, s’élevant au-dessus du monde, ivre de liberté dans l’infinité d’un espace qui lui appartient.
La trajectoire est d’abord rectiligne, parfaite, sublime, avec un angle quasi-idéal de pénétration dans l’air, avant que la loi de la gravitation ne finisse par reprendre le dessus. La ligne droite devient alors parabole. Le temps suspend presque son vol.
Le spectacle est aussi fascinant que la chute est, ensuite, décevante. Presque affligeante. Quoique tellement inéluctable. Car c’est évidemment le nez dans le gazon que tout ça se termine. Laborieusement, Lourdement. Presque tristement.
Poufff…
Le bruit est sourd, étouffé par la souplesse de l’herbe qui atténue à peine la violence du choc. Seule une empreinte profondément marquée dans le sol témoigne de la lourdeur de l’impact. À la pureté d’une courbe flirtant avec la perfection, comme Icare avec le soleil, succède la banalité consternante d’une boule de métal gisant à terre, comme désemparée. Tout ça pour ça.
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